Durant le huitième concert de la sixième édition des Musicales de Baabdath, trois musiciens de l’Orchestre symphonique allemand de Berlin ont offert un intéressant périple musical occidental, mettant autant en valeur des jalons des répertoires classique, romantique et moderne de Franz Schubert, Francis Poulenc et Félix Mendelssohn. L’interprétation transfigurée de la Fantaisie libanaise du compositeur libanais Toufic Succar fut en revanche un moment de pure déception.

Pour l’avant-dernier concert de sa sixième édition, les Musicales de Baabdath ont choisi de marier le timbre acéré du violon, les grondements obstinés et les gémissements plaintifs du violoncelle aux impulsions rythmiques distillées à la perfection du piano. Alternant lyrisme germanique schubertien (Sonate pour violon et piano en la majeur, D574) aux influences contrastées de Ludwig van Beethoven (1770-1827) et de Gioachino Rossini (1792-1898), exubérance mélodique aux harmonies diaprées (Sonate pour violoncelle et piano op.143 de Francis Poulenc), créolisation musicale pétrie de relents d’orientalisme (Fantaisie libanaise op.52 pour violoncelle de Toufic Succar), et romantisme fulgurant aux couleurs schumanniennes (Trio pour piano, violon et violoncelle no.1 en ré mineur, op.49 de Félix Mendelssohn), trois musiciens de l’Orchestre symphonique allemand de Berlin ont vogué, avec aisance, entre les styles hétéroclites, passant perpétuellement des envolées éthérées aux déchaînements diluviens. La virtuosité de Holger Groschopp au piano, dosant ses nuances jusqu’à l’infinitésimal, trouve dans le jeu de la violoniste Elena Rindler et la violoncelliste Adele Bitter, une expressivité raffinée mettant en exergue les élans lyriques des partitions.

Acidité sonore

Le concert s’ouvre sur le premier mouvement, Allegro moderato, de la Sonate pour violon et piano en la majeur, D574, de Franz Schubert (1797-1828). Dès les premières notes, la violoniste tente, tant bien que mal, de sculpter une ligne mélodique au phrasé soigné, contrepointée par un rythme constant à la basse du piano. L’intonation de Rindler montre, dès lors, quelques signes de faiblesse. Ces soucis de justesse et surtout d’acidité sonore dans le jeu violonistique se poursuivra tout au long du deuxième mouvement, Scherzo, truffé de brusques changements de dynamique. Une gamme chromatique ascendante douce et sinueuse au violon annonce le trio contrasté où l’archet d’Elena Rindler gagne en éloquence, nourrissant une pâte sonore suave mais résolue. Si certaines de ses phrases restent quelque peu criardes, la violoniste s’applique à livrer un legato constant et un vibrato vif. Le duo revient aussitôt au thème d’ouverture, Scherzo, où le martèlement du piano côtoie les soubresauts et le staccato affirmé du violon. Une scène dramatique se déploie entre les deux instruments au niveau du troisième mouvement, Andantino, où un véritable dialogue s’établit entre les instrumentistes. Certains contrastes de dynamiques d’Elena Rindler demeurent parfois exagérément accentués, mais son interprétation reste toutefois convaincante, au-dessus du toucher feutré du pianiste Holger Groschopp qui investit chacun de ses accords d’une maîtrise sans ostentation. Après une série d’alternances de thèmes, ce mouvement se termine par un mélange d’accords majeurs et mineurs, reflétant l’effet schubertien. Le quatrième et dernier mouvement, Allegro vivace, joint les lignes mélodiques impressionnantes de l’Allegro moderato au bouillonnement du Scherzo, mettant en lumière une inépuisable profondeur sonore, pleine de panache.

Sensibilité fragile

Le programme se poursuit avec la Sonate pour violoncelle et piano op.143 de Francis Poulenc (1899-1963) qui comprend les quatre mouvements conventionnels de la tradition classique: un premier mouvement de forme sonate, un mouvement lent lyrique, un scherzo enjoué et un Finale exubérant. L’interprétation d’Adele Bitter donne à entendre des lignes mélodiques lyriques d’une extrême précision. Tout au long de ce mouvement, et bien au-delà, la violoncelliste cultive des sonorités envoûtantes où l’intonation est sans défaut et le timbre d’une intensité extrême, notamment dans le deuxième mouvement, Cavatine, l’un des moments forts de ce concert. En effet, Holger Groschopp y dépose soyeusement un lit moelleux d’harmonies saturées sur lequel l’archet d’Adele Bitter intaille une mélodie nostalgique et légèrement lugubre. Ces mélopées recèlent des moments de sensibilité fragile, une introspection qu’on trouve et retrouve sans cesse dans le jeu de la violoncelliste. Ce mouvement explore un terrain sonore riche dans le registre inférieur, atteignant parfois des cimes d’intimité presque brahmsiens, particulièrement perceptibles dans la section finale de la berceuse. Les troisième (Ballabile) et quatrième (Finale) mouvements s’enchaînent, menant à un Largo, apparemment sérieux, qui cède aussitôt le terrain à une mélodie endiablée de triolets, exécutée avec beaucoup de finesse par la violoncelliste. Le piano de Groschopp déploie une large palette de nuances et de couleurs allant du toucher le plus délicat, dans les passages triple piano, aux accords plaqués d’une puissance imposante, dans les passages triple forte.

Mutilation et maestria

Après l’entracte, la seconde partie du concert commence par la Fantaisie libanaise op.52 pour violoncelle de Toufic Succar (1922-2017), une œuvre fort intéressante constituant un projet de métissage inventif prometteur, qui ne reste pas au niveau de la construction intellectuelle mais porte un élan esthétique susceptible d’émouvoir l’auditeur, comme c’est le cas dans la version de référence enregistrée par Eliane Magnan de cette œuvre majeure de Toufic Succar. Cette créolisation, qui pourrait à première vue sembler délicate à réaliser, est étonnamment convaincante et surpasse largement ce que l’on entend communément en guise de " musique savante libanaise ". La violoncelliste allemande tente de jouer cette pièce avec l’esprit des suites pour violoncelle solo de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), mais se perd les pinceaux avec les hauteurs zalzaliennes dont elle réussit certaines mais rate (beaucoup) d’autres, n’étant pas formée à la tradition de la musique levantine. À titre d’exemple, dans le deuxième mouvement, Taqasim, Bitter interprète faussement le si demi-bémol (caractéristique du mode Rāst sur sol) qui, sous ses coups d’archet, est souvent bémolisé à tort, avec un cafouillage complet dans certaines mesures. Le public assiste alors une mutilation en bonne et due forme de la composition du maître libanais. Heureusement que le concert s’achève sur une note plus convaincante: le Trio pour piano, violon et violoncelle no.1 en ré mineur, op.49 de Félix Mendelssohn (1809-1847), le " trio suprême de notre époque ", selon les mots de Robert Schumann (1810-1856).

Ce chef-d’œuvre du répertoire de musique de chambre abonde en sonorités luxuriantes, mettant en relief un ton passionné et émotionnel. Le violoncelle introduit majestueusement le thème du premier mouvement, Molto allegro agitato, qui est ensuite repris, avec moins d’éclat, par le violon. Le pianiste cultive, quant à lui, une sonorité chantante sous forme d’arpèges éclairs à la reprise du thème avant que les cordes ne partent à la découverte d’une seconde mélodie cantabile, avec le continuel murmure pianistique en arrière-plan. La nitescence de l’écriture pianistique atteint son summum dans les ultimes pages de ce mouvement, marquées Assai animato. Par ailleurs, tout au long des premier et deuxième (Andante con moto tranquillo) mouvements, les musiciennes montrent toutes les ressources expressives de leur instrument, donnant une irréprochable consistance mélodique à leurs cordes et une impressionnante plénitude aux harmonies mendelssohniennes. Dans le troisième mouvement, Scherzo, Holger Groschopp brave toutes les embûches techniques imposées par la partition: on retiendra particulièrement de son interprétation sa stupéfiante fluidité même dans les passages les plus rapides et les plus épineux, ses staccati finement exécutés et la palette infinie de ses nuances. Avec le Finale inspiré de Schubert, le trio replonge l’auditeur dans les pérégrinations profondes du mode mineur, nonobstant une fervente mélodie cantabile en si bémol majeur au beau milieu du mouvement. Ce même air revient dans une coda à la fin, avec la désignation oxymorique " Fort et doux ", transposé en ré majeur, amenant ainsi la phalange à une brillante conclusion pleine d’optimisme.