La scolarisation d’un sujet ne se réduit certainement pas à l’acquisition d’un ensemble de connaissances. L’école est d’abord un lieu d’apprentissage de la vie communautaire. Un lieu où la parole doit être privilégiée, une parole qui véhicule des valeurs, qui énonce les permissions et les interdits. Comme tout lieu de socialisation, les interactions doivent avoir pour référence un Tiers auquel élèves et adultes doivent se soumettre. Ce Tiers, c’est la loi émise, écrite, partagée, qui exige d’être respectée et dont le manquement entraîne un certain nombre de conséquences à assumer. Elle fonde la cohabitation pacifique collective dans un environnement qui doit être ressenti comme sécurisant pour toute personne qui y participe. Cela exige de chacun des limites à imposer à ses pulsions, grâce notamment à leur sublimation. Ce sont ces valeurs, cette loi, qui, intériorisés, faciliteront l’intégration socioculturelle du futur adulte. Ainsi comprise, la vie scolaire devrait exclure toute conduite de harcèlement, car celle-ci pervertit le système de valeurs adopté, constitue une transgression de la loi puisqu’elle se réduit à un rapport duel imposé par un individu ou un groupe d’individus qui cherchent à exercer leur violente emprise sur d’autres en les soumettant à leur pouvoir déshumanisant. Ces conduites ne peuvent pas être banalisées, mais, bien au contraire, doivent être prises très au sérieux, car, comme on l’a déjà vu, leurs répercussions psychosomatiques sur un sujet sont souvent dramatiques.

Les protagonistes:

Le sujet harcelé est souvent perçu comme "différent", que ce soit sur le plan de l’apparence physique ou des traits psychologiques. Un élève harcelé peut être, à l’origine, un sujet en proie à une souffrance intérieure dont il ressent les effets, mais qu’il ne parvient pas à symboliser, dont il ne comprend pas toujours les causes liées aussi bien à son histoire personnelle qu’aux incertitudes issues de la période de son développement. Ainsi, à l’adolescence, par exemple, un jeune est dans un état de grande vulnérabilité et il recherche chez ses pairs un appui en les imitant, en s’identifiant à eux. Son insertion à l’intérieur d’une bande vise à trouver, à travers les expérimentations offertes, des repères identificatoires. La personne harcelée se voit refuser cette intégration, elle subit un rejet qui accroît sa fragilité et amoindrit encore plus son incertaine confiance en elle-même. Elle est réduite à un quolibet, à un défaut, à une image dévalorisée, infériorisée, ravivant ses tourments et entravant le processus de construction psychique en cours.

Le jeune harcelé ne comprend pas vraiment les raisons de son harcèlement. Ses réactions ne font, le plus souvent, que rendre le harceleur encore plus malveillant. S’il demeure passif, se sentant impuissant, il ne fait qu’exacerber les pulsions agressives de ses bourreaux, augmentant son sentiment de honte et l’isolant encore plus. Démuni, il vit dans la détestation de l’école, terrorisé, dès son réveil, par les agressions qu’il devra subir, se demandant quels stratagèmes utiliser pour s’y soustraire. Il ne peut généralement envisager d’en parler à un enseignant ou à un responsable par peur d’apparaître comme un mouchard, ce qui ne manquera pas de susciter des représailles toujours plus humiliantes. S’il se décide à se confier à un adulte et que celui-ci s’avère maladroit, incompétent ou impuissant, il se retrouve dans une plus grande insécurité. Certains jeunes nous confient que lorsqu’ils ont le courage d’informer leurs parents de leurs épreuves, ceux-ci les culpabilisent, les rendent responsables de leurs échecs et insistent pour qu’ils fassent plus d’efforts pour s’intégrer au groupe. Rares sont les parents qui recherchent en profondeur les raisons du désarroi que vit leur enfant et qui l’encouragent, dès son plus jeune âge, à valoriser ses particularités psychiques, physiques ou socioculturelles. Si l’adolescent n’est pas écouté, compris, soutenu et aidé, des symptômes somatopsychiques peuvent apparaître alors: troubles du sommeil, maux organiques et physiques divers, phobies, angoisses de séparation, tensions nerveuses avec réactions accentuées, isolement, mutisme, baisse du niveau scolaire, dépression, autant de signes d’angoisse et de grande souffrance que les adultes ne doivent pas minorer avec des déclarations telles que: "c’est l’adolescence", alors qu’il n’existe aucunement une abstraction qui s’intitulerait adolescence, il n’y a que des sujets adolescents.

Quant au sujet harceleur, il transforme sa victime en bouc émissaire de ses propres conflits internes, de ses difficultés refoulées. Lorsque le harcèlement est l’œuvre d’un groupe, celui-ci est uni par une identification commune: ils sont solidaires dans la projection des failles de chacun sur le sujet devenu leur souffre-douleur. Leur peur de la différence les rassemble: c’est l’autre qui est divergent, cet autre qui devient le représentant de leurs symptômes méconnus. Plus ils ignorent les signes de leurs propres blessures, plus ils s’acharnent sur leur victime, jusqu’à sa déshumanisation, jouissant de ses tourments et de son désespoir. Ils parviennent à le culpabiliser, à lui faire penser qu’il doit bien avoir une anomalie pour qu’il soit ainsi stigmatisé. Toute empathie avec son mal-être, dont les signes sont visibles, est absente. Dans certains cas, le sujet harcelé, profondément blessé de son rejet, est prêt à ravaler son humiliation, à sacrifier sa singularité, pourvu qu’il se sente accepté par le groupe: il se métamorphose, à son tour, en harceleur. Même si certains témoins qui assistent aux vexations éprouvent un sentiment de culpabilité ou de gêne, leur crainte d’être exclus du groupe les empêche de réagir, le conformisme groupal étant la norme. Celle-ci s’impose comme une valeur du groupe, une certitude qui conforte les membres d’agir en fonction de leur propre définition de la morale selon laquelle, par exemple, un élève qui obtient un bon résultat scolaire est transformé en "nerd", un individu bizarre, une sorte de mutant à exclure et à harceler, parce qu’il les renvoie à leurs propres carences déniées, à leurs fragilités qu’ils n’arrivent pas à exprimer, à leurs mauvais résultats.

Les réseaux sociaux offrent aux harceleurs, de nos jours, l’outil propice à leurs déchaînements pulsionnels. L’insulte, l’humiliation s’accompagnent d’images et de commentaires agressifs, provocateurs, déclencheurs d’une rumeur qui enfle parmi les collégiens, poursuivant la victime jusqu’à ce qui était jusque-là son refuge intime, sa maison, sa chambre, et qui ne l’est plus désormais. Ces messages sont alors partagés, commentés, rendus plus féroces par les complices des harceleurs, accroissant les angoisses et le sentiment d’une extrême solitude du sujet harcelé, envahissant son sommeil et ses rêves, abolissant ses protections et défenses, visant en définitive son anéantissement. La mère de Marion, la jeune adolescente de 13 ans dont nous avons parlé, raconte que la veille de son suicide, elle avait reçu les messages suivants: "va te pendre", "une personne de moins demain". Et, dans sa dernière lettre, Marion avait écrit: "Les mots tuent".

Il faut encore mentionner que le harcèlement peut être aussi le fait de certains enseignants. Des élèves peuvent être pris en grippe et devenir l’objet de propos humiliants, niant leurs capacités d’apprentissage, décourageant tout effort d’amélioration, mettant en doute les notes obtenues. On observe, là encore, la transformation des élèves en boucs émissaires d’enseignants empêtrés dans leurs propres failles narcissiques niées ou non résolues. Des témoignages d’élèves font part d’un rejet "parce qu’on me trouve antipathique" ou que "mon regard est perçu comme insolent". D’autres, mal à l’aise dans leur corps et leur sexualité, insatisfaits de leur aspect physique, maladroits, dépassés par ce qui leur arrive, font l’objet de propos sarcastiques, dévalorisants.

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