Dans le cadre du programme In Conversation with de la 19e édition du Festival international du film de Marrakech, le compositeur Gabriel Yared, libanais d’origine et internationalement reconnu – un César pour L’Amant et un Oscar pour The English Patient –, a partagé en toute générosité son rapport à la musique. Une relation passionnelle qui a perduré dans le temps, laissant sa trace colorée et poétique dans ses musiques de films qui épousent si bien les images de notre imagination.

Marrakech, 19e édition du Festival international du film. Assis au piano, Gabriel Yared partage ses histoires, ponctuées par des scènes de films qui ont marqué nos souvenirs cinématographiques… Invoquées par la musique, les images remontent: Camille Claudel, L’Amant, The English Patient, 37.2 le matin, Juste la fin du monde… Autant de films que de réalisateurs qu’il côtoie de près: Jean-Luc Godard, Jean-Jacques Annaud, Xavier Dolan… L’œuvre du compositeur épouse l’esprit du film et l’accompagne dans toutes les étapes de sa création, avant même que les images existent, et ce, jusqu’au montage où le film prend fond et forme. S’ajoute ainsi une dimension autre, une entité indépendante qui, tel un caméléon, se fond dans le film. Éclectique, subtile et pourtant si présente, au-delà du visible, elle s’adresse au ressenti, au vécu et au rêve: la musique…

Crédit photo : Festival International du Film de Marrakech

Évoquant le film Camille Claudel de Bruno Nuytten, il raconte: "J’étais aux États-Unis quand j’ai reçu un télégramme d’Isabelle Adjani, en tournage, me proposant de visionner le film. Je connaissais l’histoire de Camille Claudel et de Rodin. J’avais une grande admiration pour ces deux grands sculpteurs. Je suis rentré à Paris et j’ai visionné quatre heures de film en plein montage avec de la musique classique dessus. Dès qu’on pose n’importe quelle musique classique sur des images, ça les illumine, ça les élève. J’étais ébloui. Je me suis enfermé trois mois pour composer. Comme la musique respire aussi bien que l’image, j’ai décidé d’écrire trois grandes suites symphoniques, trois thèmes, avec des temps de silences. Puis j’ai proposé d’être au montage pour poser ces musiques. Parfois le thème n’est pas compliqué; le thème principal de Camille Claudel, c’est une gamme…"

Gabriel Yared nous emporte ensuite dans son voyage musical vers L’Amant de Jean-Jacques Arnaud, une adaptation du roman de Marguerite Duras. Il évoque la sensualité de la scène des mains que l’on voit défiler sur grand écran. "Arnaud m’a fait écouter toute la musique des années 30 au Vietnam. On y trouvait une autre couleur… J’ai fait ces musiques avant le tournage en Indochine qui a duré six mois. Je lui demande ce qu’il entend dans le thème principal. Il me répond que c’est une histoire très simple…" Ainsi l’inspiration prend des ailes et l’imagination est sans limites…

Crédit photo : Festival International du Film de Marrakech

De rencontre en rencontre, on en vient à Anthony Minghella. Gabriel Yared marque un temps de "soupir" avant de remplir le silence: "C’est un ami. Il est l’une des personnes les plus importantes avec qui j’ai travaillé… que j’ai connues. C’est mon "soul mate" en musique."… Quant à la composition de la musique du film The English Patient, Gabriel Yared relate: "Anthony aimait mes musiques pour 37.2 et L’Amant. Il est venu vers moi en 1994: "Veux-tu qu’on se fiance pour une publicité?" C’était une pub pour un téléphone portable, ça a parfaitement marché… En 1996, il est revenu avec un grand projet: The English Patient de Michael Ondaatje. "Lis-le et dis-moi ce que tu en penses", me dit-il. Je le trouve très intéressant. Il a envie de collaborer avec moi et me demande de l’aider à convaincre le producteur, qui s’y opposait, en composant le thème du film. "Pour les pistes, en voici quatre: Moyen-Orient – ça tombe bien! –, Puccini – ses mélodies sont d’une grande beauté, sophistiquées, et pourtant ça chante –, Szerelem, un morceau folklorique, et enfin Jean-Sébastien Bach."

L’action se déroulait dans le désert. On voyait un avion le survolant dans une sorte de calligraphie. J’ai procédé par mesure, avec un instrument distinctif qui ressemble au cor… Il fallait que la musique monte et s’épanouisse.

À San Francisco, je la fais écouter au producteur… "Vous êtes embauché." La première manche est gagnée. Je travaille sur les images avec un être exceptionnel, monteur, mixeur… Walter Murch. À l’époque, il n’y avait pas d’internet. Je renvoyais les vidéos qu’on m’envoyait par DHL… Anthony a mis en boucle Les variations Goldberg, de Bach, interprétées par Glenn Gould. Pendant le montage, on m’a demandé de composer autre chose. J’ai écrit le thème, mesure par mesure, durant trois mois, en hommage à Bach. Des sous-thèmes en ont découlé…"

Crédit photo : Festival International du Film de Marrakech

Gabriel Yared tire son inspiration du scénario, du mouvement de la caméra, de la situation et des couleurs. Les images deviennent ensuite un guide pour trouver le petit mouvement, l’orchestration. "Si le "sound design" est bon, il vaut mieux qu’il s’exprime, sans concurrence avec la musique qui nécessite de l’espace pour nous emmener vers le haut, sans des informations parasites", clame-t-il. "Parfois les bruitages sont inutiles. "

Il insiste: "Il y a de moins en moins de thèmes de musique dans un film. Vous sortez d’un film, vous êtes émus, vous partez avec le thème.

J’essaie d’écrire une œuvre musicale qui se tient par elle-même, tout en servant le film. Je compose comme si c’était une sonate, une symphonie, une musique de ballet. Je fais en sorte que la musique soit un tout dissociable des images, mais qu’elle fasse aussi partie du tout. Il ne faut pas que, sous prétexte de servir les images, elle perde son essence principale, celle d’exprimer l’indicible. Si on y arrive à travers le cinéma, je lui rends grâce. J’ai de la chance de faire de la musique de films; cela me permet d’évoluer."

Pour lui, la musique, c’est aussi des rencontres avec des réalisateurs: "Si je sens – parce que je suis intuitif – qu’il n’y aura pas de mariage heureux, je m’arrête, même si le film s’annonce très rentable. Il m’est arrivé de me demander: Mais qu’est-ce que je fais dans cette galère?  Mais je ne regrette jamais rien."

Marie-Christine Tayah
Instagram : @mariechristine.tayah