Les Européens, notamment les Français, appelaient Fadi Abi Saad "Abi" tout court. Le pianiste, compositeur et arrangeur, habité par l’Orient autant que par l’Occident, choisira comme nom de scène Aleph. Retour sur ses principaux concerts internationaux, dont son succès foudroyant à l’Olympia, à Paris. Il parle en exclusivité à Ici Beyrouth de sa collaboration avec la Fondation Aznavour pour adapter certaines chansons de Charles Aznavour en arabe, projet qui se couronnera par un spectacle à Montréal, en juin 2023.

Racontez-nous vos derniers spectacles et leur apport dans votre carrière

Je me suis produit à l’Olympia, à Paris, en 2016. On a fait salle comble, un rêve qui s’est réalisé! C’était mon premier grand concert en Europe, dans une salle mythique, en collaboration avec 8e Art Entertainment et M2 production. J’ai joué du Brel et un peu d’électro swing avec la chanteuse Dia qui interprète principalement des chansons françaises. J’ai été très ému de pouvoir mettre une touche orientale à tout ce qui a été présenté, en plus du tango et du flamenco. Dans le public, il y avait des Libanais expatriés, des Français qui apprécient le style fusion et des Maghrébins situés entre deux mondes, l’occidental et l’oriental. Parmi les chansons interprétées à l’Olympia et mes compositions musicales, certaines ont atteint 15 millions de vues.

" Radio at the symphony " au festival de Lerici, en Italie.

En 2018, j’ai présenté mon album Radio at the Symphony qui comporte des succès qu’on a plaisir à écouter à la radio que j’ai arrangés de sorte que l’orchestre philharmonique puisse les jouer. On y trouve quelques merveilles des années 50 – Piaf, Warda – et les derniers airs en vogue – Martin Garrix et d’autres. Il s’agissait de les présenter rapidement, avec tout le panache de l’orchestre symphonique, pour que l’audience puisse savourer le meilleur. Parmi ces chansons figure the Earth song de Michael Jackson. On a pu en obtenir les droits via son producteur, Quincy Jones. Nous avons ainsi la voix de Mickael Jackson sur une musique interprétée par notre orchestre. Notre groupe, 8e Art, est composé de 80 artistes, et le spectacle présenté s’intitule Screen Legends.

En Italie, je me suis produit au festival Suoni Dal Golfo Lerici et à Cinque Terre. À Berlin, à l’auditorium Pierre Boulez, conçu comme un amphithéâtre romain, mais équipé d’une technologie de pointe. Et je n’oublie pas la cérémonie du tirage au sort final de la Coupe du monde de la FIFA, Qatar 2022™, que j’ai animée il y a trois mois, alors que notre groupe, 8e Art Entertainment, s’est chargé du concept, du stage design et de l’éclairage.

Aleph anime la soirée du tirage au sort de la Coupe du monde de la FIFA, Qatar 2022™

Quand vous jouez, vous souriez, votre visage rayonne, vous vous laissez entraîner par la musique, vous dansez avec elle, autant que vous pouvez le faire en jouant.

Il y a des artistes qui composent, peignent ou écrivent sous le coup de la douleur. Moi, c’est le contraire. Je cultive la joie, car elle est mon carburant. Elle me pousse à lâcher prise et à me laisser guider par la musique. Sur scène, je ne ressens pas le trac, je suis plutôt en osmose avec le public. S’il y a 5.000 personnes, c’est une joie intense; s’il y a plus, c’est l’exaltation, l’envol.

Vous avez fait une version lente et romantique de l’ancienne chanson folklorique Al Rosanna. Pourquoi?

J’ai en fait une version lente et mélancolique après avoir appris l’histoire derrière la chanson. Mes parents me l’ont racontée. Durant la Première Guerre mondiale, lors de la famine qui a fauché des centaines de milliers, les Libanais attendaient un navire de secours italien, portant le nom de Rosanna, chargé de provisions. Ce n’est donc pas l’histoire d’une amoureuse abandonnée ou flouée par l’homme qu’elle aimait. C’est celle d’un navire qui devait acheminer du blé et qui a fini par repêcher tous les jeunes expatriés libanais fuyant la mort et la faim. D’où ma tristesse en l’interprétant. Comme pour le morceau que j’ai composé intitulé Plus jamais, qui concentre mes déceptions et mes souffrances depuis mon éveil au monde. Il comporte les drames de la guerre de quinze ans, ainsi que le traumatisme de la double explosion au port de Beyrouth. D’autres images tragiques du monde entier se sont ajoutées au contexte initial. J’ai joué August 4, en hommage à ma ville, avec l’orchestre philharmonique Excellence orchestra, de Lerici, lors du festival Suoni Dal Golfo Lerici, un an après l’explosion du siècle. J’étais devenu le réceptacle de ces émotions douloureuses.

Quels sont vos projets futurs?

Au mois de mars, consacré à la francophonie, il y aura un grand concert à l’Unesco. J’ai aussi le plaisir d’annoncer en exclusivité à Ici Beyrouth mon projet avec la fondation Aznavour qui consiste à adapter les chansons du grand auteur-compositeur-interprète en arabe. Ce projet avait commencé du vivant de Charles Aznavour. Après son décès, nous avons continué avec sa fondation et il y aura un concert au mois de juin à Montréal. La Libanaise Yvonne el-Hachem a déjà réécrit Formidable et elle prépare Emmenez-moi. Elle chantera avec Dia Audi et d’autres talents libanais. Je serai le directeur artistique, le pianiste et l’arrangeur musical du projet "Aznavour revisité en arabe". Notre groupe, 8e art Entertainment, se charge de la production en collaboration avec Smart Production, une maison de production canadienne.

Quels sont les instruments dont vous jouez? Lequel préférez-vous pour réaliser la fusion?

D’abord le piano, les instruments à percussion, la guitare, la batterie, la basse, le qânûn, l’accordéon. Antonio Serrano, qui m’accompagne dans les concerts, joue de l’harmonica, cet instrument qui évoque en général le blues et que Serrano utilise pour le flamenco, à un niveau très savant, avec les plus grands artistes du monde. Il m’a accompagné à l’Olympia et à la Place des arts à Montréal, notamment dans Into the rain et Morning mist, avec l’orchestre philharmonique. Pour créer le style fusion, je me sens à l’aise avec n’importe quel instrument. Bien que j’adore Chopin, j’ai joué de nouvelles versions de ses morceaux à la salle Pierre Boulez de Berlin, car, pour être authentique, le mariage occidental et oriental m’est indispensable. Même pour les Européens, la démarche est très intéressante. J’ai mélangé Bint El Chalabié avec du paso doble, ce qui a fait un tabac! Le morceau a récolté 15 millions de vues sur YouTube. Des commentaires chaleureux sont venus des pays les plus divergents, du Brésil, de l’Indonésie, des pays arabes, de l’Espagne, du Maroc, de l’Argentine, des USA.

Aleph Olympia Paris 2016

Comment s’organisent vos journées? Vous nourrissez-vous de musique seulement?

Je vais vous faire un aveu: j’ai une passion pour la cuisine. Quand je voyage pour présenter des concerts, je prolonge mon séjour pour prendre des cours de cuisine traditionnelle du pays visité. J’adore la cuisine méditerranéenne, spécialement libanaise. Aujourd’hui, le mouvement fusion gagne les restaurants libanais et il est de plus en plus apprécié. J’aime travailler autant que me divertir. Je ne laisse jamais s’écouler une journée de travail sans l’agrémenter de moments de plaisir. Durant la matinée, j’improvise toujours un menu que je savoure avec ma famille ou mes ami.e.s. Les après-midis sont consacrés aux studios et aux enregistrements, et les soirées aux réunions indispensables, puis aux moments privilégiés avec les enfants, à nos randonnées à vélo.

Parlez-nous de la famille que vous avez fondée.

Je suis marié à Dia, chanteuse de Jazz manouche et de chansons à textes françaises, également architecte d’intérieur. Nous avons deux filles: l’aînée, Vaya, a 9 ans et la cadette, Lya, 5. Elles sont très sensibles à la musique qui règne en maîtresse absolue à la maison. Seules, elles vont à la découverte de ce monde qui les attire intensément. Je n’ai pas voulu les enfermer dans des cours de musique. Je les laisse découvrir librement les instruments qui révèleront leurs goûts et leurs affinités.

Au concert de la Place des arts à Montréal

Durant la guerre, vous fuyez la capitale vers votre village, Ehmej, niché dans les hauteurs de Byblos. Comment cela vous a-t-il marqué artistiquement?

On se plongeait complètement dans la musique. Plus de digressions, plus de devoirs scolaires, uniquement de la musique! J’étais suspendu aux lèvres de mon oncle, Michel Ramia, fin connaisseur en musique orientale et occidentale, interprète et compositeur. Obligés de le suivre, nous devions nous surpasser. Ces entraînements intensifs avec lui m’ont souvent permis d’improviser sur scène. À la maison, on écoutait beaucoup de tango, Feyrouz, Abdel Wahab, Sabah, mais aussi les succès français. Mon père écrivait des poèmes et ma mère, ayant fait des études de pédagogie, composait des mélodies pour enfants.

Comment vous définissez-vous? Le mélange des genres musicaux vous aide-t-il à vous situer ou accentue-t-il l’errance?

Grâce à ce genre de musique qui représente mon identité profonde, j’ai été invité à donner une conférence à l’université de Harvard, à Boston, sur le thème: "Comment vivre son identité ou sa culture par le biais d’instruments occidentaux ou classiques". Je me retrouve dans cette musique hybride, métissée. Avec l’orchestre City of Prague, j’ai déjà entamé quatre projets, des génériques pour des courts-métrages ou des reportages à Prague, dont les morceaux Plus jamais et 7:20 AM. J’ai aussi composé la musique du film Nassmet Tango (un air de tango), projeté dans des festivals à l’étranger. L’intrigue tourne autour d’une danseuse de tango qui fascine le monde entier et incite les plus réfractaires à danser. Elle arrive à Beiteddine et convainc un aveugle de danser, ce qui va se répercuter très positivement sur la vie de cet homme et de sa femme et sur leur couple. Certains auditeurs apprécient ma musique au point de nous confier la production d’un concert dans leur région ou pays, comme ce fut le cas à Montréal avec M. Fouad Daye. Sans eux, je n’aurais pas le même enthousiasme!

Au concert de la Place des arts à Montréal

Selon quels critères réalisez-vous ce beau mariage?

J’ai tellement écouté de diverses influences, tango, pop, paso doble, musique orientale, tarab et jazz, et même dernièrement de la musique grecque, que je suis habité par ces rythmes et naturellement poussé à les synthétiser, à les marier. Je traverse des périodes où l’une des influences prédomine, mais je savoure tous les styles musicaux, et un bon D.J. peut me porter au septième ciel. Ce n’est pas parce que je joue du Chopin que la musique populaire n’a pas de saveur pour moi, bien au contraire. J’adore Stromaé qui introduit l’électronique à sa composition musicale. Il ne faut pas oublier qu’il s’est inspiré de grands artistes classiques. Toute musique bien produite est un délice pour l’âme. Pour choisir ma voie, je laisse parler l’influence qui fait vibrer tout mon être. Par exemple, chez moi, l’influence majeure, c’est le flamenco, l’oriental, les autres sont mineures. À l’Olympia, j’ai improvisé au piano avant de jouer Mais el-Rim. J’ai changé tout le plan prévu avec l’orchestre et je me suis laissé entraîner. J’ai choisi de commencer par Alors on danse de Stromaé. Le public était aux anges. Depuis, ce mélange est devenu le plus sollicité dans mes concerts. Mon repère, ce sont mes enfants. Je me fie à leur jugement. Quand ils s’enthousiasment pour un mélange (tune), je suis sûr que le public suivra. Donc je m’y accroche.

Aleph anime la soirée du tirage au sort organisée par la Fifa coupe du monde 2022 au Qatar