Pour sa quinzième édition, le festival Beirut Chants accueillait, au sein de l’Assembly Hall à Beyrouth, le pianiste sud-coréen Yekwon Sunwoo pour un concert particulièrement audacieux et convaincant aux couleurs romantiques et modernes.

Dans le cadre de la quinzième saison musicale du festival Beirut Chants, le pianiste sud-coréen Yekwon Sunwoo a livré, le mercredi 14 décembre à l’Assembly Hall de l’Université américaine de Beyrouth, une lecture passionnante d’un florilège d’œuvres pianistiques où une irisation de nuances impressionnistes copule avec d’envoûtantes fragrances romantiques. Composé par quatre oracles de la musique sensible des XIXe et XXe siècles, le programme de cette soirée, dont le charme émane d’une sensibilité mélodico-harmonique fertile en audaces, joint la puissante expansivité des Six pièces pour piano op.118 de Johannes Brahms (1833-1897) au noctambulisme grisant des Scènes d’impressions op.9 de Richard Strauss (1864-1949), à l’exubérance délirante de L’Isle joyeuse de Claude Debussy (1862-1918) et aux fiévreuses pérégrinations des Scherzi de Frédéric Chopin (1810-1849). Tout au long de ce concert, le jeu du jeune virtuose frôle une plénitude exquise, atteignant quelques fois à la quintessence même de l’âme romantique, et parvenant d’autres fois à instiller une lumière fugace enivrante.

Yekwon Sunwoo. © Sally Mire

Intelligence expressive

Il est vingt heures cinq, le moment de vérité a sonné. Le clavier de Yekwon Sunwoo, d’une ravissante intelligence expressive, laisse aussitôt apparaître l’univers molto appassionato de l’Intermezzo no.1 en la mineur, op.118, de Johannes Brahms. Le pianiste fait jubiler le son en déployant une panoplie diaprée de textures, de dynamiques mais surtout de nuances qui, par un perpétuel enchaînement de crescendo et decrescendo, révèlent toute la fougue nécessaire à l’expression d’un romantisme aussi enflammé que passionné. La lecture de l’opus 118 se poursuit avec l’Intermezzo no.2 en la majeur qui entraîne l’auditoire dans un monde de nostalgie rêveuse et de somptuosité majestueuse et sereine. Si l’interprétation du sud-coréen manque quelque peu de couleurs dans le premier thème, toujours est-il qu’elle arrive à faire ressortir un contrechant voluptueux dans la main gauche, un cantabile et un legato souverains, et des pianissimi suaves. À partir de la mesure 49, une mélodie lancinante et poignante se fait entendre à la main droite, accompagnée par des arpèges en triolets de croches à la main gauche dont les premières notes reprennent subtilement une brève partie de ladite mélodie. La finesse et la langueur s’entrelacent avec délicatesse sous les doigts de Yekwon Sunwoo, évoquant le raffinement de la dentelle, et servent généreusement l’œuvre brahmsienne qui s’achève sur un ritardando quiet.

Yekwon Sunwoo. © Sally Mire

Le toucher moelleux du pianiste se mue subitement en d’impétueux accords accentués, dans la Ballade no.3 en sol mineur, op.118, rappelant la période héroïque beethovénienne. Cette véhémence cède toutefois la place, dans la partie centrale, à une mélodie rêveuse, secondée par des arpèges d’une douceur réconfortante, où " tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ", selon la formule baudelairienne. Yekwon Sunwoo invite ainsi l’auditoire à apprécier la délicatesse de ses pianissimi avant que la tempête ne se déchaîne de nouveau et atteigne le point culminant du crescendo, et se dilue finalement dans un silence lugubre. Par ailleurs, les deux premières pièces de la deuxième moitié de l’op.118, c’est-à-dire l’Intermezzo no.4 en fa mineur, et la Romance no.5 en fa majeur, sont menées avec une grande hardiesse où le pianiste déploie un phrasé d’une élégance princière qu’il chante avec une articulation aussi cristalline que naturelle. De ces deux œuvres, on retiendra particulièrement le thème tempétueux più agitato, couronnant avec virtuosité l’Intermezzo no.4 où la maîtrise technique et la dextérité de Sunwoo est doublée d’une remarquable audace qui se poursuivra dans l’Intermezzo no.6 en mi bémol majeur. À titre de rappel, ce dernier (avec l’Intermezzo no.1 op.117) fut également interprété par le pianiste slovaque Marian Lapsansky, le 10 novembre dernier, dans le cadre du même festival. Un souffle héroïque lugubre irrigue ce chef-d’œuvre brahmsien dans lequel le virtuose sud-coréen se livre à des rafales d’arpèges exubérantes, exécutés avec une finesse et une précision inégalée.

Yekwon Sunwoo. © Sally Mire

Funambulisme musical

La deuxième partie du concert est consacrée aux Scènes d’impressions op.9 de Richard Strauss. Yekwon Sunwoo jouera les cinq pièces qui composent cet opus avec une maîtrise parfaite des contrastes, des nuances et de la rythmique, malgré certains bémols qu’on développera ci-dessous, faisant de l’œuvre de Strauss, un moment de funambulisme musical captivant. Dans la première œuvre, intitulée " Dans le sentier silencieux de la forêt ", Yekwon Sunwoo fait preuve d’une admirable science de l’équilibre, avec des lignes mélodiques intelligemment articulées. En effet, ne pas tomber dans le piège de l’excès, tel semble être le credo qui sous-tend ce morceau. Le musicien fait, par la suite, preuve d’une imagination pianistique dans la deuxième œuvre, intitulée " À la source isolée ", qui s’avère, à plusieurs reprises, lassante, au point de ne pas toujours retenir suffisamment l’attention de l’auditoire. Les deux prochaines pièces, intitulées respectivement " Intermezzo " et " Rêverie ", ne seront toutefois pas de la même eau: Sunwoo impose un son limpide et sans dureté, qui sied parfaitement aux exigences et aux intentions du compositeur. Au songe de la quatrième pièce succède le mystère du dernier volet de ce pentaptyque, intitulé " Scène des landes ". L’élan initial de ce dernier pèche par sa palette de nuances infidèle à la partition:  le premier thème renferme des mélopées empreintes d’une sensibilité à fleur de peau, une introspection qui n’est pas toujours au rendez-vous dans le jeu du pianiste qui substitue le pianissimo initial par un mezzo piano brutal. Il se rattrape, cependant, dans le second thème en exécutant des triolets aussi égaux que limpides, donnant de ce fait une vraie consistance mélodique au discours straussien.

Yekwon Sunwoo. © Sally Mire

Impressions et humoresques

Le sud-coréen aborde ensuite L’Isle joyeuse de Claude Debussy. En dépit des particularités interprétatives épineuses de cette œuvre teintée de couleurs impressionnistes, Yekwon Sunwoo convainc par la clarté de son phrasé, sa grande agilité instrumentale, sa dextérité à toute épreuve, et surtout son aptitude presque naturelle à varier sa sonorité, sujette à d’infinies métamorphoses. Au fur et à mesure que la pièce progresse, le pianiste densifie son jeu qui acquiert une éloquence et une virtuosité indéniablement captivantes, avec une main gauche s’efforçant d’accentuer les impressions musicales élaborées à la main droite, qui s’inspirent des miroitements de la lumière et des mouvements de l’eau. Sans aucun entracte, Sunwoo s’attaque aux partitions du maître polonais: les Scherzi de Frédéric Chopin. Dissonances enragées des accords, salve d’arabesques fouaillées d’appogiatures, vibrante berceuse centrale du Noël polonais, le pianiste respecte scrupuleusement la partition du sulfureux Scherzo no.1 en si mineur, op.20, et ainsi les intentions du compositeur qui, dans une lettre, avait affirmé: " Si je le pouvais, je ferais vibrer tous les tons que me suggèrerait le sentiment aveugle de la rage et de la fureur pour pouvoir deviner, ne serait-ce qu’en partie, ces chants dont l’écho assourdi erre encore là-bas sur les bords du Danube et que chantaient les troupes de Jean Sobieski ".

Yekwon Sunwoo. © Sally Mire

Le Scherzo no.2 en si bémol mineur, op.31, quant à lui, reflète le profond patriotisme de Chopin sous tous ses aspects, y compris la mélodie, le ton, la texture et l’harmonie. Dans ce chef-d’œuvre romantique, le compositeur est visiblement influencé par les chansons folkloriques polonaises, qu’il parvient à embellir et anoblir, faisant parfaitement de lui le chantre de la Pologne. Yekwon Sunwoo fait preuve d’une adresse rythmique et interprétative de taille: il prête une attention particulière à la clarté et à la plénitude des accords dont certains, dans les parties fortissimo, demeurent un peu trop saccadés. Le sud-coréen parvient toutefois à en extraire la sève chopinesque où poésie et fulgurance se côtoie intimement. Dans le Scherzo no.3, op.39, le plus dramatique des quatre, la pulsation ternaire devient l’unité: le pianiste franchit, au galop, les mesures et passe en bonds fantastiques de l’extrême grave à l’extrême aigu, donnant ainsi à son Steinway des couleurs orchestrales. Cette ferveur se poursuit finalement dans le Scherzo no.4 en mi majeur, op.54, dans lequel le virtuose fait scintiller de vibrantes harmonies, tantôt d’une délicatesse inouïe, tantôt d’une virtuosité transcendante, pour en faire un pur moment d’excitation musicale frémissant. La dentelle pianistique ainsi que les prouesses techniques d’une virtuosité imposante, proposées par Yekwon Sunwoo, emportent l’adhésion, particulièrement par le biais d’une palette de nuances allant du pianissimo impalpable à un fortissimo orchestral. Il termine en apothéose par un bis qui va de pair avec ce programme audacieux et coloré: le Clair de lune, qui n’est autre que le troisième mouvement de la Suite bergamasque de Claude Debussy, dans lequel il distille un rubato finement réalisé et maîtrisé, crucial pour une bonne interprétation de la musique impressionniste. Un triomphe mérité.

Yekwon Sunwoo. © Sally Mire