Je n’irai pas au Liban pour Noël cette année. Même déclaration saccadée glisse de mes lèvres, plus solennelle que nécessaire. Phrase construite, contrainte comme lorsque j’apprenais petite à conjuguer, à distinguer le futur du conditionnel. Aujourd’hui, sans la clémence du conditionnel. Le conditionnel est du réel qui hésite, mon réel n’a pas hésité. Passé présent futur d’une année aux renversements implacables. Tristes acrobaties de vie.

Non, pas cette année. Pas de Noël au Liban sans ma mère, sans mes parents, mon frère. Pas de Liban sans eux, mes grands perdus. L’inexorable non à la question qui revient, automatique comme bonjour: tu vas au Liban pour les fêtes? Sans ma mère, je ne saurais pas sortir la vaisselle de Noël, les serviettes vertes et rouges brodées de houx. Les petites tasses de café estampillées de la silhouette du Père-Noël, dos toujours ployé par son excessive générosité. Sans elle, comment essaimer les bibelots décoratifs dans la maison. Le sapin, ses battements de cœur lumineux. Robuste dans son coin, élégant, modeste devant la crèche et sa majestueuse présence.

La crèche de ma mère. Elle pousse ample, haute pour chatouiller le plafond de son étoile cristalline, lester le salon de ses mini-villages, étendues de sapins plantés par endroits, miroirs d’eau, grottes de recueillement avec l’enfant Jésus plus grand que les adultes autour, vallées moutons et pâturages, nids et bergers, d’autres cavernes plus humbles, un vieux sage enturbanné qui lit des pages blanches, scènes de vies paysannes… Crèche gigantesque, prodigieuse de détails et de quartiers disparates comme un pays composé de multiples petites crèches locales. Imaginaire créatif consolidé d’esprit pratique, ingénieux, au service de la beauté. Avec ces fontaines d’eau dynamisée, ces puits alimentés par des circuits électriques fabriqués à la main et reliés aux seaux cachés sous les feuilles dont les couleurs automnales simulent les terres de Bethléem. Solutions et astuces bricolées maison.

Pas de Noël au Liban sans la crèche de ma mère, sa dimension mythique rythmant nos souvenirs. Pas de Noël sans ses crèches grandissant d’année en année, comme ses enfants. Jamais mêmes, ni complètement différentes. Après plusieurs jours d’élaboration, retouches, finitions, la crèche sort enfin de "l’atelier" tel le gâteau d’un four. Nous, autour, impressionnés comme première fois. Se retenir de toucher, non par risque de brûlure mais pour marquer notre profond respect, l’émerveillement qui n’ose pas.

Combien de crèches en une vie? Rite sublimé dans un geste qui fait œuvre artisane. Nous à nouveau autour, famille voisins et amis; ou simples visiteurs venus filmer. Tu entends l’eau couler? Je prends en vidéo pour l’eau. Le volume, la voir en volume. Maman debout à côté, comme peintre et tableau commenté dans le désordre, le hasard de ce que perçoivent les yeux dans cette surabondance de signes. Ce que ça fait de se tenir près de son œuvre, de recevoir les compliments sans fausse modestie. Elle patiente droite, humblement fière, diserte sur les anecdotes, les traits d’esprit, sans trahir les détails de l’installation, rouages occultés comme secrets diplomatiques.

Les dernières années, maman déclarait aussi solennellement: "Je ne ferai pas de crèche cette année, le problème n’est pas tant de faire, que l’après, devoir la démonter et ranger toutes les ‘affaires de la crèche’ après. Tu n’imagines pas toutes les petites bricoles, ça ne se voit pas." Elle finissait toujours par craquer, elle le reconnaissait avec malice. De son vivant, elle n’aura manqué aucune crèche à Noël.

"Le ministre sortant du Tourisme Walid Nassar a annoncé jeudi l’arrivée prévue de plus de 600 000 personnes pour les fêtes de fin d’année…" Ici Beyrouth, billet du 15 décembre 2022.

Nos destins communs. Traverser l’exil portés par la joie des retrouvailles, terre, famille. L’accueil qui console de tout. Répéter ces incises de vies, entre l’enchantement des parents, l’excitation des plus petits et la posture souvent agacée des adolescents. Nos fêtes sacrées. "L’arrivée prévue de plus de 600 000 personnes…" Je n’en ferai pas partie. Je n’ai pas réfléchi, ni décidé. Il ne s’agit pas de s’opposer aux célébrations par principe, je n’ai plus cette jeune révolte, ni l’appréhension de devoir tenir trop de famille en un poing. Aujourd’hui, trop peu. Quasi rien.

Nos réveillons passés me racontent maintenant nos histoires d’humains. Combien d’invités ce soir? Recompter plusieurs fois, ivres de chiffres débordant de nos doigts. Longues tables dressées la veille, lourdes de plats servis à profusion. Même menu tous les ans, comme geste de fidélité aux traditions. Et nous face au festin, même extase à chaque bouchée comme si nous goûtions ces merveilles pour la première fois de nos vies. Neveux bravant les barbes blanches entre provocation et terreur. Les cadeaux longuement réfléchis et l’angoisse que ça ne plaise pas. L’appréhension de ma propre déception, comme preuve d’être l’incomprise. Partout au Liban, rues et commerces éclatants de décorations et lumières, en dépit de la situation du pays, c’est Noël!

L’écran d’ici à Paris, aujourd’hui. Ce cruel machinal me suggère des souvenirs par bouquets, mêmes jours d’avant.

La photothèque affiche sans logique temporelle des albums articulés par thèmes aléatoires: Jounieh 2018. | Dîner de famille 2019. | Il y a dix ans. | Mama 2020. | Voyage à Beyrouth. | Réveillon de Noël 2009. | À table 2011. | Même jour d’avant. | Nouvel An 2016. | Dîner à Jabal-Loubnan. | Ensemble au fil des ans. |

Je n’ai pas besoin de photos, leurs images me hantent, denses comme souffle fantôme. Nous n’aurons plus de Noël avec ce nous. Plus jamais ça. Douloureux, radical.

Gracia Bejjani

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