Journée harassante, nouvelles menaces de Covid, l’approche des fêtes et le manque d’argent, la nécessité de faire "comme si", pour notre humanité, pour les gens qu’on aime et pour la vie. Les rues de Beyrouth qui ne seront plus jamais les mêmes, ce petit esprit de Noël quand même, triste et gai à la fois, le dernier cours que je donne cet après-midi avant que l’on se quitte pour partir, chacun dans sa famille, et les tableaux du peintre Paul Guiragossian qui sont au programme de cette dernière séance.

Paul Guiragossian, Untitled, circa 1980, huile sur toile, 85 x 65cm

Nous avons du mal à décoller. Le langage personnel du peintre ne parle pas à tous, pas tout de suite. Sa modernité, dans cette posture qu’il se choisit, entre figuration et abstraction, cette absence de perspective, dans les images que je montre, tout comme cette absence d’objets et de décors, qui annule tout effet réaliste, tout cela ne parle pas encore. Une certaine compréhension de la matière toutefois, grosses touches, grosse pâte et onctuosité des coups de brosse qui donne corporéité aux personnages, ce geste vertical qui est la signature de l’artiste, ce "rythme" qui produit ces lignes soudées les unes aux autres, dans un même tempo, et ce cadrage qui met en valeur l’effet groupal. Les tableaux prennent sens, ou un autre sens.

Paul Guiragossian, Départ, 1957, Huile sur toile, 100 x 70 cm

Tout en perspective frontale, les tableaux de Guiragossian nous invitent à en faire partie; nos routes se croisent. Mais en même temps, l’usage de l’abstrait réintroduit dans la plastique pure le groupe humain proposé à la représentation. De cette tension entre le dehors vers lequel nous rejette l’enjeu esthétique ici présent, et le dedans vers lequel il nous convie quand même, il naît un seuil. Le spectateur s’y tient et contemple, par sa propre fenêtre, cette scène de rue, une de ces autres rues à la fois tristes et gaies, et cet instant collectif de solidarité humaine. Les tableaux ne sont pas monumentaux, mais assez grands quand même. Ce n’est pas la grande histoire qui est représentée, mais la petite, celle des hommes. Nous comprenons que l’essentiel de cette peinture se trouve, pour nous, en ce moment précisément, dans cette peinture du collectif où la misère est transcendée, dans cette dimension qui prend toute la place et tout l’espace de la toile. Intéressant pour un peintre qui n’est pas spécialement connu pour son engagement politique. Intéressant, car sa vision du politique est avant tout humaniste et sociale.

Paul Guiragossian, Personnages, circa 1970, huile sur toile

Paul Guiragossian commencera à peindre ces tableaux qui mettent en scène le collectif dans les années 60. On en voit certains datés de 1957. Ils se poursuivent tout au long de l’avant-guerre, de la guerre et de l’après-guerre. Ces représentations de groupes humains ne le quitteront plus. Que se passe-t-il en 1957? En 1956, Guiragossian reçoit une bourse du gouvernement italien pour étudier à l’Académie des beaux-arts de Florence. Il me semble pourtant que la réponse est à chercher du côté du conflit israélo-palestinien et de l’arrivée dans les camps de Beyrouth de ceux qui y cherchent refuge. Cela réactive son sentiment de l’exil, c’est le récit que je me construis, celui de sa famille d’abord, rescapée du génocide arménien et établie en Palestine, puis le sien propre, lorsqu’il vient s’installer avec sa famille à Beyrouth en 1947. Cela, ajouté à son vécu de la guerre de 1975, la perte d’une jambe dans les années 70, contribue à renforcer un sentiment communautaire, à la fois familial et social, perçu comme résistance à l’Histoire. Car il s’agit dans les tableaux de Guiragossian d’une même longue histoire, celle de femmes et d’hommes qui n’ont jamais cessé de prendre la route, cette route triste et gaie à la fois, avec une formidable énergie pour la vie. Car la vision humaniste de Guiragossian est une vision "positive", malgré la pauvreté et les déboires de l’Histoire. C’est ce que nous disent ces images très vivantes et colorées qui ressemblent à des vitraux. Des vitraux de Noël.