Tu écoutes caqueter les femmes, engourdie par le bercement de leurs intonations. Depuis petite, tu les écoutes déplier leur vie, découdre et recoudre celle des autres. Tu as changé, sans cesser de les écouter, toutes. L’heure du café. Sobhiyé⁠1, les femmes s’éternisent autour du café. Tante Jeannette, tante Lamia. Tante Marie. Et toutes les autres. Tous les matins. À la sortie de la première messe. D’une autre visite. De chez le coiffeur pour la mise en pli du jour. Amies ou voisinage, pas une matinée sans sobhiyé, on n’est jamais seul au Liban. Craquements de briquets. Les cigarettes s’enchaînent en un tacite concours de fumée. Le parfum des femmes donne à l’odeur du café et du tabac une tonalité propre. Des nuances distinctes des assemblées entre hommes. L’air est secoué de rires, de pépiements. De couleurs gaies. De théâtralité.

Tu écoutes parler les femmes, tu entends résonner les prédictions des expertes en marc de café. Hypnotisée par leur aplomb à déterminer la suite des événements, quand tu as toujours entendu: on ne sait pas de quoi demain est fait. Elles, elles savent. Et tu finis par associer des mots aux signes, tu sais maintenant qu’un cœur qui se dessine dans le café annonce des fiançailles proches. Voire un mariage. Qu’un oiseau présage une bonne nouvelle. Les petits cercles symbolisent l’argent, des rentrées d’argent. Que les lignes épaisses, longues et verticales parlent de promenades ou de perspectives de voyage. Tu as regardé les liseuses s’animer, montrer du doigt des formes qu’elles seules semblent repérer, mais si ici! tu vois bien une montagne! Justifier leur conclusion en s’appuyant sur ces figures. Les parois intérieures des petites tasses comme grottes de Lascaux.

Tu sais que tu as grandi quand la voisine te propose, pour la première fois, une lecture qui change des livres de la bibliothèque: ton avenir, décrypté dans le marc du café.

– Mais je ne bois pas de café !

– Une goutte suffit. Que tu y trempes tes lèvres, ta salive, là. Ton âme en quelque sorte. Ça doit être assez épais, mais pas trop! Voilà, là c’est parfait.

Tu capitules devant les encouragements de ta mère amusée, les provocations de la voisine. Et l’inavouable: ton désir de savoir, malgré tout. Sans y croire; y croyant quand même. D’une main experte, elle tourne délicatement la petite tasse en porcelaine. Un tour entier pour s’assurer que le liquide se propage sur les parois intérieures. Puis la rabat sur la soucoupe, prenant le temps d’installer l’ambiance, se délectant du respect qui entoure soudain sa parole. Tout Libanais a une voisine qui sait lire dans le marc de café. Le futur! Le futur! Sans allusions à la situation politique collective, comme occultée des visions. Le présent est suspendu, le réel n’existe pas; seul l’avenir importe.

La voisine se concentre sur le tien. Elle rapproche la tasse de ses yeux fatigués pour déchiffrer les arabesques qui en tapissent le fond. Sourcils froncés. Regard sérieux. Clappements de langue, ça parle dans sa bouche, à son insu. Le sourire illumine soudainement son visage, ses yeux comme possédés par des visions.

– Le beau cheval, tu vois le cheval là? Sa crinière, là? Tu ne vois pas? Là? Un parti, ma fille. Tu vas rencontrer un beau parti, ma fille!

Son doigté. Son sérieux dégage une puissance qui t’effraie soudain: que ferais-tu si elle avait des dons divinatoires? Si elle devinait tes secrets dans les lignes sinueuses du marc? Devant ta mère plus attentive que jamais aux lèvres de son amie. Que peut-on deviner? Jusqu’où?

D’autres clappements de bouche. La tasse qui tourne, droite gauche, haut bas, comme pour ne rien manquer des signes disponibles. Et l’index qui s’agite sous ton nez. Inquiétante de conviction dans son adhésion à ce qu’elle retrace. Ce n’est donc pas un jeu?

– Ça ne me plaît pas, là! Ça me plaît pas du tout, là! L’œil. Tu le vois là? Non? Mauvais œil là, sur toi ma fille! Va falloir te protéger!

– Ah bon? Où?

– Sans ambiguïté, là dans la tasse! Et ce serpent. On te veut du mal, là! Peut-être ta nouvelle voiture? Sois plus discrète! Les uns ne supportent pas trop la réussite des autres! La jalousie! Ah, la jalousie, le mal le plus pugnace!

– J’ne l’aime pas cet œil! Faut faire venir un prêtre! Qu’il bénisse la maison!

Ta mère garde un silence religieux, pour ne pas perturber le fil de l’inspiration. De nouveau la voix aiguë de la voisine et ses bruits de langue. Le marc est bavard ce matin, la grâce des premières fois?

– Heureusement, y a ce chevalier! Et, là en face, une longue longue tablée! Réunion? Problème à régler par une discussion à plusieurs? Non, non, on dirait un festin. La réception là, ma fille! Si avec ça, y a pas de mariage là, c’est que je ne m’appelle pas Jacqueline! Une cérémonie royale! Peut-être pas tout de suite, mais assurément!

Tu regardes les tracées noirâtres, comme tu observes les nuages. Les formes surgissent et s’imposent. Tu te dis que personne ne lit dans les nuages, pourtant aussi éloquents que les dessins liquides dans une tasse. Tu lancerais volontiers un nouveau mode de divination: déchiffrer l’avenir dans le ciel. Tes divagations te soustraient à la gêne. Pourquoi toujours penser la rencontre en termes de parti. Et l’amour?

– Tu sais, ça ne m’intéresse pas l’amour et tout ça! Lis-moi mon avenir plutôt, ça sera quoi?

– Mais ton avenir, quoi? Quoi ton avenir sans tout ça, comme tu dis là? Pis ça ne marche pas comme ça, là. Les images s’imposent, c’est elles qui disent; pas moi qui cherche!

On ne la perturbe pas facilement, quand il s’agit de lecture. Elle a vu le chevalier, elle ne le lâchera pas sur demande.

– Tu verras ma fille. Ça se fout de t’intéresser là, ça te tombe dessus ma fille. Crois-moi! Regarde! Regarde par toi-même, ouallah!

Tu as décidé de limiter tes réactions à des hochements de tête pour couper court aux développements, mal à l’aise devant sa verve.

– Allez là, bsomé⁠2 appuie l’index sur le fond de la tasse! Plus fort, que la trace soit lisible! Que ça nous parle! N’oublie pas de penser fort à une question ou à un sujet, ce que tu veux savoir!

Ce rite clôture la séance. Moment solennel où la pression du doigt décidera de la suite, sorte de signature personnelle qui écrit la fin de l’histoire. Participer en une touche à l’élaboration de son destin. Quoi de plus individuel qu’une empreinte de doigt? De plus responsable qu’un geste volontaire? Ta vie suspendue à un instant, à la qualité de ce geste, comme équilibriste sur un fil tendu sur le vide.

– Tu vois le chiffre 3? Ne me dis pas que tu ne vois pas le chiffre 3, là?

– Si si. Et alors ?

– Dans 3 semaines; dans 3 mois; dans 3 ans… enfin tu m’as comprise là, ça arrivera dans un délai de 3. C’est tout ce que je peux te dire, là. Ça peut être 3 jours ou 3 heures. C’est le 3 qui compte. On en reparlera un jour, OK? Longue vie à toi, ma fille! Mabrouk d’avance!

En moins d’un quart d’heure, elle esquisse ton destin. Il suffirait d’en guetter l’accomplissement, avec pour seule inconnue la nature de la période. Et tu te retrouves à scander les poupées russes du temps, dans la mesure prédite: 3 secondes, 3 minutes, 3 heures, 3 jours, 3 nuits, 3 semaines, 3 mois, 3 ans, 3 décennies, 3 siècles. Trois clignements de paupières. Trois battements de cœur. Trois histoires. Trois expirations. Trois personnages. Trois sanglots. Le temps c’est aussi ça. Comment vérifier avec ce seul indice? Trois fois rien.

Gracia Bejjani
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1- Sobhiyé: visite matinale autour du café, souvent entre femmes. Coutume très répandue.
2- Le rite se conclut par l’interprétation de l’empreinte laissée par le doigt du consultant. Il appuie assez mais pas trop fort en posant une dernière question.