Il y a des messages qui disent en quelques mots toute la pureté du sentiment humain. Dénués de la fioriture des émotions feintes et superficielles, ils véhiculent un flux incertain de tendre mélancolie, de nostalgie, de tristesse contenue, de sanglots étouffés.

Mercredi 8 février à 18 heures, je reçois un message de Mazen:

"Laure est partie le hakim,
J’avais ma main dans la sienne quand c’est arrivé,
je pense à toi."

Vingt mots pour un poème que je récite depuis en boucle, vingt mots pour résumer la poésie d’une vie. La vie de Laure Ghorayeb, ma plus belle rencontre. Nous étions au Lycée lorsque je l’avais aperçue pour la première fois, elle m’avait paru vieille.

Quelques années plus tard, j’allais la revoir au seuil de la porte de leur mythique appartement avec Antoine, magnifique musée en pagaille, un concentré de tableaux, de livres, de bandes dessinées et des personnages insolites de la famille. Elle m’accueillit avec une joyeuse envolée d’insultes évidemment, qui, bizarrement, me semblaient prendre des élans poétiques.

Je compris très vite que Laure n’avait pas d’âge, ses magnifiques rides façonnaient son visage et les mystérieux personnages de ses tableaux immortels. Laure était la jeunesse immuable dans un corps de Téta irréelle, la sophistication intellectuelle avec l’accent mélodieux et rustre de nos belles montagnes libanaises, la tendresse invisible dans un flot d’insultes intarissables, le verbe haut et fort, rythmé par la douceur étrange de l’intonation de sa voix. Cette voix me berce encore aujourd’hui, je l’entends dans mon rêve qui me murmure, elle me dit qu’elle doit aller à Berlin pour un projet avec son alter ego, son grand Mazen, dont elle était en cachette si fière, comme une mère libanaise certes atypique, comme une critique d’art juste donc intransigeante. Cette voix, j’ai peur qu’elle ne s’efface de mon esprit, lorsque le temps fera froidement son affaire et que la douleur éphémère de l’absence cédera la place à l’oubli éternel.

Ma Laure, tu t’es éteinte paisiblement, clôturant ainsi le roman de ta vie où seul un mot comptait au final: liberté. J’ai vu ton visage, il est beau, tes rides sont des coups de pinceau sur une toile monochrome comme tes tableaux en noir et blanc, tu as maintenant la jouissance de la tranquillité après 92 ans de fulgurance.

Il te tenait la main pour t’accompagner dans cette dernière aventure et s’imprégner une dernière fois de ta force. Il en a besoin, nous en avons tous besoin.

Quant à moi, je te verrai tous les jours, tes tableaux tapissent nos murs et émerveillent ma famille.

Je te vois déboulée comme un ballon de la cuisine avec ta bière, m’insulter gaiement sans raison, juste pour la beauté du geste, rayonnante avec tes petits yeux en perle, je me vois rire de tes tirades jubilatoires, mélange improbable de vulgarité assumée et de flamboyance lyrique. Je nous vois, lors de cette soirée mythique où nos rires finirent par réveiller Antoine.

Je t’entends me dire au téléphone de temps en temps: "je t’aime beaucoup ya armané" loin des regards.

Moi aussi je t’aime. Notre amitié est le défi contre l’obscurité de la mort.