J’ai appuyé vigoureusement sur le bouton en laiton doré de sa sonnette. Après le craquement du parquet sous ses pas, le bruit métallique du loquet déverrouillé m’a confirmé qu’il ouvrait la porte. Il était là, debout dans l’encadrement et je n’ai pas détaché mon regard de ses pupilles noires. Je m’y serais noyée si je ne brûlais pas d’envie de l’embrasser.

Je me suis avancée, il s’est reculé contre le mur du couloir, s’écrasant contre les manteaux suspendus. Je l’ai embrassé à pleine bouche, soulevant sa tête légèrement baissée de mon nez droit. Un baiser intense. Puis je suis restée suspendue, mon souffle se mêlant au sien, mon cœur cognant de toutes ses forces contre les parois de ma poitrine.

À lui d’écrire la suite de notre histoire…

Cela se jouerait en une poignée de secondes.

Pile: il me repousserait parce que sa décision était irrévocable.

Face: il s’accrocherait à mes lèvres et nous ne nous quitterions plus jamais.

Khalil est libanais, il est arrivé sur le territoire français à la mi-septembre 2020, noyé dans le flot d’étudiants dans la même situation que lui, qui voulaient échapper à la chute de leur pays. Il était issu d’une famille aisée et ses parents n’avaient guère hésité à les envoyer vers une terre plus stable et sécurisée, vers un avenir meilleur pour sa sœur et lui.

Leur maison avait été complètement épargnée par les puissantes explosions du port de Beyrouth le 4 août dernier. Le souffle avait été ressenti à des dizaines de kilomètres à la ronde. De nombreux bâtiments s’étaient effondrés, plus loin des fenêtres avaient été soufflées, des quartiers entiers et des milliers de logements avaient été rasés, laissant plus de trois cent mille habitants sans abri. Les blessés et les rescapés traumatisés erraient dans les rues en comptant leurs morts.

Khalil vivait dans les hauteurs des montagnes, il avait été aux premières loges du drame qui avait mis sa ville à genoux. Il avait filmé les volutes de fumée qui s’étaient élevées et épaissies dans le ciel d’été. À 18h07, il avait entendu la déflagration et vu le blast et les flammes incandescentes.

Ses parents ont envoyé leurs enfants en France pour poursuivre leurs études. Khalil n’a pas hésité malgré le déchirement de se séparer des siens, de quitter un pays qu’il chérissait, de voguer droit vers l’inconnu. Sa sœur et lui ont été logés dans une chambre de bonne au-dessus de leurs charmants propriétaires, un couple de retraités qui souhaitait gonfler ses fins de mois et qui leur proposa un prix raisonnable compte tenu de la situation. Amiens fut la ville qui les accueillit et leur offrit la possibilité de poursuivre leurs études. Khalil avait lu un grand nombre des romans de Jules Verne et il se sentit honoré d’intégrer l’université qui portait son nom. Une chance, encore.

Sa sœur s’est épanouie dans des études sociales qu’elle réussissait convenablement. Elle avait tissé des liens avec un groupe de filles intéressantes et qui avaient construit autour d’elle un cocon bienveillant. Elle travaillait dans un salon de thé pour gagner un peu en autonomie et se plaisait dans la colocation avec son frère. Elle s’acclimatait plutôt bien dans cette vie française.

Après deux ans passés sur les bancs de la faculté de biologie, Khalil, quant à lui, ressentait un grand mal du pays. Lui aussi était apaisé de vivre avec sa sœur dans le cadre confortable de leur studio du quartier Saint-Leu. Lui aussi tirait son énergie de sa bande de potes. Lui aussi avait déniché un petit boulot. Lui aussi réussissait ses études: il avait validé sa licence l’année de son émigration et son master la suivante. Khalil avait même rencontré une fille à peine trois mois après son arrivée à Amiens et leur relation était au beau fixe.

Mais en ce début de l’été 2022, à quelques semaines de la rentrée et de sa dernière année d’études, ses interrogations étaient plus que jamais existentielles. Khalil se confiait beaucoup à Nina, elle était un sacré pilier dans son quotidien et il en était très amoureux.

Il l’avait même présentée à ses parents par écrans interposés. En cette fin août, lorsque le jeune homme confia à Nina que sa terre-mère et les siens lui manquaient, ce fut le cœur lourd qu’elle accueillit la nouvelle… Le mal-être de Khalil était évident, cela avait été le cas depuis le début. Contrairement à sa sœur plus pétillante et sans doute plus forte, Khalil était taciturne, souvent aux proies avec ses pensées, et ses coups de blues n’étaient pas rares. Nina l’aimait et l’aimait tel qu’il était. Ensemble, ils étaient heureux.

Elle comprit ce qu’il lui confia ce jour-là. "Je vais voyager", avait-il dit. Nina savait pertinemment qu’il rentrait au Liban avec sa sœur comme l’été dernier, mais cette-fois ci elle comprit qu’il ne savait pas s’il en reviendrait.

Juliette Elamine

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