Ils ont pour prénom Youcef, Omar, Lotfi, Abdou… Ils sont les "désillusionnaires".

Ainsi les surnomme Salim, le narrateur, dans le récit de cette odyssée de l’absolue misère. Ils sont cette jeunesse oisive, privée d’avenir des pays du Maghreb, qu’évoquait déjà Yamen Manaï, écrivain tunisien, dans son remarquable Bel Abîme, prix de la littérature arabe 2022. Une jeunesse prête à tout pour tenter d’accéder au monde occidental qu’ils supposent encore meilleur dans leurs rêves ultimes.

C’est une fiction que nous livre la toute jeune autrice Neïla Romeyssa dans ce bref et douloureux roman. Mais pour écrire la trajectoire romanesque de Salim, principal protagoniste d’une histoire d’espoir et de mort, elle s’est appuyée sur les divers témoignages auprès des jeunes qu’elle a rencontrés et qui ont accepté d’évoquer des bribes de leurs tragiques histoires. Romeyssa est également la fondatrice de la plateforme "Commun exil" qui narre l’exil dans sa pluralité, mettant des mots sur les émotions qu’engendrent les départs.

Ils sont un jour allés jusqu’au bout de leur Harga, cette tentative hasardeuse de traversée de la Méditerranée pour accéder aux côtes européennes. S’ils en sont des rescapés, ils y ont parfois perdu des amis: "En dehors de ceux qui ont survécu au périple de la Harga, plusieurs ont été retrouvés à la surface de l’eau tandis que d’autres ont été carrément avalés par la Méditerranée."

Le départ, c’est une décision souvent abrupte, des transactions douteuses avec des liasses de billets à l’incertaine provenance, une violence insidieuse tout au long du voyage, des compagnons d’infortune que mine déjà l’usage de la drogue "bouche-trou du néant".

Dans les eaux bleues de notre mer commune, en vue des côtes espagnoles, sur leur rafiot de fortune, Salim détruira la pièce justificative de son identité… À l’arrivée – rares sont ceux qui y échappent –, il y aura le camp de détention et la défonce pour oublier ce qu’a été le passé, surtout le visage de la mère qu’on n’a pas voulu revoir avant le départ…

"Madame Courage!" Par ce terme, les jeunes Algériens désignent les comprimés d’un psychotrope, l’Artane, destiné à soigner la maladie de Parkinson, et qui – détourné de son utilisation thérapeutique – déconnecte de toute réalité et donne un sentiment de puissance et d’invulnérabilité, avant de provoquer des descentes fracassantes. En lui, s’engloutissent ces jeunes hommes, enfants de la génération perdue d’un pays qui n’a rien à leur offrir. les Harragas sont les "brûleurs" des frontières et de leur propre existence.

"De l’autre côté de la mer, les rêves nous tombaient sur la tête, il y en avait à chaque coin de rue. Ils étaient présents à outrance. On ne vivait que d’espoir, on vénérait l’illusion qu’on se faisait de la vie des autres, mais cette ère est terminée… La Harga n’a pas d’issue, elle est une condamnation, un naufrage infini."

Brûleurs pourrait se réduire à cet amer constat, à un roman des illusions perdues. Mais on sent tellement d’empathie de la part de l’autrice pour ses personnages, tant de tendresse dans le regard qu’elle pose sur leur détresse ou leurs émotions! Ces frères humains, elle les connaît pour les avoir entendus se confier. Sans doute lui a-t-on parlé de Kamel, refoulé avec ses deux enfants car risquant de compromettre la sécurité du groupe, ou d’Omar, perdu en prison "dans le grand labyrinthe du chagrin"…

De sa propre enfance algérienne, elle a retenu les ambiances, la lumière des jours, l’omniprésence de la musique qui réjouit, soutient ou console. Et dans ce texte très dur, intensément poétique, à la page 175, la playlist qu’elle nous offre semble comme une invitation à partager un peu du voyage des enfants perdus de l’exil.

Christiane Sistac

Brûleurs de Neïla Romeyssa, Lattès, 2023, 177 p.

Ce texte a été originalement publié sur le site de Mare Nostrum.