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La solitude est un ressenti interne subjectif qui n’est pas nécessairement en adéquation avec une réalité externe. Elle peut traverser un être humain même s’il se trouve en collectivité. Elle est vécue différemment par chaque sujet: comme nous l’avons vu dans les textes précédents, beaucoup la redoutent et la fuient, certains l’accueillent et la chérissent. D’autres, comme Françoise Dolto, la perçoivent d’une manière bivalente: elle peut s’avérer parfois "une amie inestimable" et d’autres fois "une ennemie mortelle". "Solitude qui détruit, écrit-elle, solitude qui nous pousse à dépasser nos limites." C’est une composante indissociable de notre condition humaine.

La perception d’une personne solitaire suscite des projections, véhicule des préjugés. La solitude est jugée comme une sorte d’anomalie à l’ère des progrès techniques dans le domaine de la communication ou dans celui de la prolifération des réseaux sociaux supposée faciliter les échanges et créer des liens en rapprochant les êtres. Les recherches les plus récentes montrent que cela est loin d’être le cas: de trop nombreux sujets dans notre monde vivent toujours une intolérable solitude, qualifiée même par certains de mal du siècle.

On a tendance à confondre solitude et isolement alors que ce sont deux états différents: l’isolement est l’état d’une personne dont les liens avec l’extérieur sont extrêmement réduits, alors que la solitude est le sentiment subjectif de se sentir seul sans nécessairement être isolé, tout en demeurant en relation avec autrui: on peut se sentir seul au milieu d’une foule, en couple ou en famille, par exemple. L’isolement est en rapport avec l’environnement extérieur, la solitude est en lien avec sa propre intériorité. "C’est la conscience aiguë de sa situation d’humain qui est et restera seul face à lui-même et à la mort", écrit la psychanalyste Marie-France Hirigoyen qui a remarquablement approfondi l’étude de ce thème ainsi que ses ramifications dans son livre Les Nouvelles solitudes et qui nous servira de repère.

Elle note, comme nous l’avons déjà dit, que le regard porté sur le sujet solitaire est déformé par des partis pris: il est jugé comme un inadapté, un dépressif, un misanthrope incapable de liens intimes. Si c’est un homme, on le soupçonnera de tendances perverses, si c’est une femme, elle serait maléfique. Tous les deux seront traités d’égoïstes, désignés comme un danger pour la société qui condamne toute attitude non grégaire, particulièrement les sociétés orientales.

La solitude fait peur et pour échapper à l’angoisse qu’elle induit parfois, les sujets qui la ressentent ont tendance à se dépêcher de s’activer en s’inventant des tâches à accomplir ou des mots à répandre pour meubler un silence perçu comme insupportable. Certains gardent la télévision allumée pour ne pas y penser, pour s’étourdir de sons et d’images. Le portable remplit la même fonction, les groupes de chat fonctionnent en permanence, les infos occupent les réseaux et les esprits 24h sur 24. Les adultes transmettent à leurs enfants leurs propres appréhensions et, très tôt, ceux-ci sont encouragés à saturer leur temps libre avec toutes sortes d’activités afin d’éviter de les laisser rêver, ou même de s’ennuyer, alors que rêverie et ennui peuvent être sources de créativité.

Intériorisant le regard réprobateur des autres, certains sujets solitaires ressentent de la culpabilité, développent une image dévalorisée d’eux-mêmes. D’autant plus que beaucoup de psychothérapeutes, et encore plus de coaches en tous genres, n’hésitent pas à renforcer la critique de leur conduite et les poussent à fuir toute introspection avec le conseil de recourir plutôt aux nombreux objets que le consumérisme met à leur disposition. Les livres sur le thème du développement personnel abondent avec, pour mot phare obsessionnel: la gestion. Il faut savoir gérer sa colère, gérer son angoisse, ses peurs, son sentiment de solitude, gérer ses chagrins, son manque de confiance en soi, gérer sa relation aux autres ou avec le ou la partenaire, gérer ses potentiels, etc., la liste est interminable. Une seule injonction: se transformer en comptable gestionnaire de son existence, ajouter, retrancher, ordonner, prioriser (un autre terme favori). Pour les nouveaux gourous de la vie moderne, ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on donne à voir, ce sont les résultats et les performances immédiats et non une meilleure connaissance de son intériorité psychique. Il y a même des zélotes qui veulent vous convaincre que l’ignorance est une vertu ("Ignorance is a blessing")!

La recherche de la vie en couple n’échappe pas aux affres de se retrouver seul(e): ne repose-t-elle pas fréquemment sur la fuite de la solitude et la recherche d’un(e) partenaire qui réparerait les blessures psychiques? De quelle sorte est l’amour qui lie deux personnes? N’est-ce pas trop souvent d’un amour narcissique dont il s’agit? J’aime l’autre parce qu’il me renvoie une image de moi-même qui me plait. Mais, pour peu qu’un conflit éclate, cette image se résorbe et laisse la place à de l’animosité, et si cela devient répétitif, alors j’irai chercher chez quelqu’un d’autre une image plus narcissisante, d’autant plus que je ne peux tolérer le sentiment de manque qui me saisit. L’épanouissement personnel que l’on ne trouve pas en soi, on espère le trouver chez l’autre plutôt que de s’atteler à l’édification d’une relation aux solides assises, en commençant par bâtir une certaine densité personnelle. Au lieu de se donner le temps d’une meilleure connaissance de l’autre, de découvrir la profondeur des sentiments et des pensées en soi et en l’autre, on a tendance à confondre le sentiment amoureux avec l’urgence d’une pulsion sexuelle à satisfaire promptement, pour finalement se retrouver tout aussi rapidement de nouveau seul(e).

Le romancier Régis Jauffret fait cette constatation désabusée: "La liberté de Montaigne a définitivement disparu, peut-être parce qu’on n’a plus guère le courage d’être seul et que l’absolue liberté intérieure, c’est l’absolue solitude."