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Sur le sujet de l’amour, du couple et du sentiment de solitude, le philosophe André Comte-Sponville a écrit ce beau texte : "Personne ne peut vivre à notre place, ni mourir à notre place, ni souffrir ou aimer à notre place. C’est ce que j’appelle la solitude : ce n’est qu’un autre nom pour l’effort d’exister. Personne ne viendra porter votre fardeau, personne. La solitude n’est donc pas refus de l’autre, au contraire : accepter l’autre, c’est l’accepter comme autre (et non comme un appendice, un instrument ou un objet de soi!), et c’est en quoi l’amour, dans sa vérité, est solitude. Rilke a trouvé les mots qu’il fallait, pour dire cet amour dont nous avons besoin, et dont nous ne sommes que si rarement capables : " Deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre "… Cette beauté sonne vrai. L’amour n’est pas le contraire de la solitude : c’est la solitude partagée, habitée, illuminée — et assombrie parfois — par la solitude de l’autre. L’amour est solitude, toujours, non que toute solitude soit aimante, tant s’en faut, mais parce que tout amour est solitaire. Personne ne peut aimer à notre place, ni en nous ni comme nous. Ce désert, autour de soi ou de l’objet aimé, c’est l’amour même".

Et l’écrivain Christian Bobin lui répond en écho : l’amour et la solitude sont " si peu éloignés que l’un des plus beaux titres de poésie est celui d’Eluard : " l’amour la solitude ". Ils ne sont même pas séparés par une virgule. C’est très juste, car l’amour la solitude sont comme les deux yeux d’un même visage. Ce n’est pas séparé et ce n’est pas séparable." Puis il ajoute : "Ce qui me bouleverse chez autrui est toujours lié à la solitude. C’est toujours là où je sais que la rencontre peut avoir lieu."

Que devient alors la sexualité ? Elle apparait, aujourd’hui, de plus en plus désaffectée : privée de ses composantes affectives. On ne parle plus de psychosexualité ou de faire l’amour, mais " de faire du sexe " ou de " tirer un coup ", les expressions réductrices sont nombreuses. Le ou la partenaire doit faire preuve de performances sexuelles : il ou elle doit concourir à une épreuve d’endurance physique à deux, à trois ou même, parfois, avec une multiplicité de partenaires. Pour être dans le coup, il faut tout essayer, de l’échangisme aux techniques S-M, en passant par le cybersexe. L’autre est désubjectivé, il est réduit à un objet consommable. Très précocement, les enfants eux-mêmes, à l’exemple des adultes, se créent une représentation de la sexualité à partir du discours et de la conduite de leur entourage ou à travers le visionnage précoce de films pornographiques, alors même qu’ils se trouvent encore dans une immaturité développementale. Les sociologues Richard Poulin et Amélie Laprade, cités par Hirigoyen, écrivent que les jeunes filles "sont transformées en objets de désir, alors qu’elles n’ont pas encore les moyens d’être sujets de désir. Elles deviennent prisonnières du regard de l’autre pour exister. Les fillettes s’exposent et se forgent une idée de la sexualité et de l’amour centrée sur le sexe et la consommation".

Pour être reconnu et accepté par autrui, pour parer à l’angoisse de se sentir différent, il faut, dans le monde post-moderne, cultiver la ressemblance, la similarité, privilégier l’existence dans un environnement de semblables, quitte à endosser les habits d’un faux soi, à s’identifier avec le masque qui dissimule le vrai visage. Avec, pour conséquence, le bannissement de toute authenticité et donc la perte de la liberté de penser et de sentir, sinon on court le risque d’être rejeté. Nos adolescents, au lieu de s’employer à construire leur identité, leur vrai soi futur, tombent dans le piège de la demande effrénée, parfois désespérée, d’être reconnus et acceptés par les pairs, encouragés par leurs parents, sinon ils sont menacés d’exclusion et d’isolement. Pour être agréé par autrui, il faut écouter la même musique, s’habiller de la même façon, utiliser un même vocabulaire, devenir un mème.

Quant aux adultes, pour fuir tout sentiment dérangeant et s’ancrer dans le confort du mimétisme, ils ont de plus en plus recours aux antidépresseurs et aux anxiolytiques, ainsi qu’aux drogues de toutes sortes dont la consommation dans certains milieux est normalisée, comme si on était démuni de ressources internes. Les valeurs humanistes de bienveillance, d’acceptation, de tolérance, d’amour et d’empathie tendent à s’estomper au profit de la tendance à utiliser l’autre comme un objet qui sert à satisfaire son propre plaisir sans tenir compte de ses sentiments ou pensées, au point que le psychanalyste Charles Melman observe que la perversion est devenue une conduite banale, tout comme est banalisée l’existence du mal.

Qu’en est-il des moyens de communication virtuelle qui se présentent comme des outils de création de liens et de socialisation ? Que recherchent donc certains internautes, sinon d’échapper aux frustrations de la réalité, aux insatisfactions, aux déceptions ou aux souffrances ? Les études à ce sujet révèlent, qu’en fait, le virtuel fait vivre l’utilisateur, le plus souvent, dans l’illusion d’un soulagement ou d’une solution à ses maux. L’interlocuteur comme le locuteur ont, tous deux, tendance à se cacher derrière un avatar narcissique. Ils s’inventent une existence parallèle destinée, d’abord, à se leurrer eux-mêmes. Les incertitudes, les fragilités, les angoisses s’estompent un court moment. En définitive, la popularisation des nouvelles techniques de communication, la pléthore des applications engendrent paradoxalement plus de solitude : on se retrouve de plus en plus isolé avec sa tablette, son smartphone ou son ordinateur, jusqu’à l’addiction. À la maison, au restaurant, dans les salles de spectacle ou tout autre endroit public ou privé, on s’immerge dans sa bulle portable. Même en voiture, pratiquement plus personne ne supporte plus de ne pas être relié à un Autre, le smartphone ressuscitant le cordon ombilical perdu, créant de nouvelles dépendances dont l’éventuel sevrage s’avèrera très difficile. La voix à laquelle on s’accroche n’est qu’embellie par notre désir et nos fantasmes, dont on peut même tomber amoureux, fut-elle celle d’un robot. Le film de Spike Jonze HER est une éloquente, mais pathétique métaphore du vide affectif, des vicissitudes de l’attente amoureuse qui peut mener jusqu’à l’esclavage.

M-F. Hirigoyen fait le constat désenchanté suivant : " Nous assistons actuellement à une nette augmentation des pathologies narcissiques, car ce type de personnalité est hyperadapté au monde moderne. Ces changements de l’individu moyen sont le reflet des mutations induites par la vie des entreprises et la guerre économique : conditionné par le mythe de l’Homo œconomicus engagé dans la " lutte pour la vie " contre les autres, il tend à être impulsif, toujours dans l’agir; il manque d’intériorité et reste dans des relations ludiques, superficielles. Ces individus cultivent cette superficialité qui les protège dans les relations affectives et évitent tout engagement intime, ce qui les maintient dans une insécurité affective dont ils se plaignent. Ils cherchent un sens à leur vie et tentent à tout prix, même aux dépens de l’autre, à combler leur vide intérieur".