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Il est aisé de considérer comme acquis ce à quoi nous sommes habitués, qu’il s’agisse de la liberté, de l’individualisme, des droits de l’homme, de la primauté du droit ou d’innombrables autres valeurs et institutions qui constituent l’ossature d’une société civilisée. Cependant, notre stupéfaction n’a d’égal que notre désarroi lorsque nous réalisons que ces valeurs et institutions sont bafouées, voire totalement absentes dans d’autres sociétés. Qu’est-ce qui pourrait bien éclairer un contraste aussi saisissant?

Le don de la raison

L’intitulé de ce texte pourrait susciter quelques interrogations. Le christianisme n’a-t-il pas précipité l’humanité dans ce que l’on nomme communément les "Âges ténébreux"? Il convient peut-être de déconstruire la plus grande supercherie liée à ces soi-disant "Âges ténébreux" qui ont succédé à l’effondrement de l’Empire romain, à savoir que ces époques étaient, en vérité, obscures. Ces "Âges ténébreux" étaient en réalité une ère d’accomplissements dans une multitude de disciplines, allant de l’agriculture à l’architecture, en passant par l’art et la technologie. Un simple survol des innovations techniques mises en œuvre par les moines cisterciens suffit pour en prendre conscience.

Cette coïncidence n’en est pas une. Les Pères de l’Église ont toujours soutenu que la raison était la dotation la plus précieuse de Dieu et le moyen d’augmenter progressivement leur compréhension des Écritures et de la révélation. L’accent porté par l’Église catholique sur l’exercice de la raison a conduit à l’émergence de la scolastique, un mouvement éducatif du Moyen Âge qui cherchait à concilier la foi et la raison à travers un raisonnement logique rigoureux. Il a été porté par une pléiade de penseurs, dont le plus illustre reste indubitablement Thomas d’Aquin. La scolastique a jeté les bases d’une institution chrétienne qui est loin de tomber en désuétude: l’université. Est-il dès lors surprenant que les premières universités du monde (l’Université de Paris et l’Université de Bologne) aient été résolument catholiques?

À côté de cette soif de savoir s’érigent la foi en le progrès et la conviction qu’il existe une meilleure manière d’accomplir les choses et de comprendre les Écritures, notamment à travers l’usage de la raison. Le christianisme est tourné vers l’avenir et ne se cramponne pas dogmatiquement à un passé lointain considéré comme supérieur, contrairement aux penseurs des Lumières qui nourrissaient un attachement romantique pour l’Antiquité classique.

La naissance de l’individu

Pourquoi la liberté a-t-elle si rarement prévalu dans le monde? Au cœur de nombreuses philosophies chrétiennes réside la doctrine du libre arbitre. L’homme se voit attribuer la faculté de choisir entre le bien et le mal. Et c’est là que réside le génie du christianisme: la question du salut est une affaire strictement individuelle, ce qui signifie que l’individu est le seul responsable de ses propres actes. La collectivité n’a aucune part à y jouer. Comme l’indiquent clairement des passages tels que Matthieu 16:27 et Romains 14:12, la responsabilité et le fait de répondre de ses actes (accountability) sont explicitement encouragées dans la Bible.

La responsabilité individuelle et la primauté de la liberté peuvent paraître des truismes évidents à première vue, mais elles constituaient des innovations morales en leur temps. La notion de "personne" était étrangère à la pensée des philosophes grecs. Platon, par exemple, mettait l’accent sur la polis (la cité) plutôt que sur le citoyen. En effet, il était fréquent que les auteurs se réfèrent à eux-mêmes à la troisième personne, tendance littéraire connue sous le nom d’illeisme. L’usage par Saint Augustin de la narration à la première personne dans ses Confessions a marqué une rupture radicale avec le traditionnel illeisme. En "inventant" l’individu, le christianisme a ouvert la voie à d’innombrables autres jalons intellectuels.

Une position modérée sur l’esclavage?

Faut-il modérer le jugement sur l’esclavage? L’avènement du christianisme et de l’individualisme a engendré une introspection et a suscité des questions sur les limites de la liberté personnelle. Le rôle du christianisme dans l’abolition de l’esclavage est souvent minoré, si ce n’est totalement passé sous silence. Bien que l’esclavage soit à juste titre considéré comme une institution abominable, il n’en demeure pas moins une institution universelle qui a jalonné la grande majorité des sociétés humaines et qui perdure encore dans certaines parties du globe de nos jours. Platon possédait des esclaves, tout comme Aristote, David Hume, Voltaire, George Washington ou Thomas Jefferson.

Cependant, la plupart des historiens s’accordent à dire que l’esclavage a disparu d’Europe à la fin du Xe siècle. Et cela ne fut possible que parce que l’Église a étendu ses sacrements à tous les esclaves et a imposé une interdiction d’asservissement des chrétiens et des juifs. Dans le contexte de l’Europe médiévale, cela revenait à abolir l’esclavage.

Le mythe de l’éthique protestante

Le sociologue émérite Max Weber a, dans un ouvrage de renom, attribué l’éclosion du capitalisme en Occident à l’éthique protestante. Cependant, cette affirmation se trouve en contradiction flagrante avec des faits aisément accessibles. Si nous définissons le capitalisme comme un système économique où des entreprises privées s’adonnent à des activités commerciales et se livrent à une concurrence sur un marché libre, alors l’ascension du capitalisme précède la Réforme protestante de plusieurs siècles.

Il est intéressant de constater que durant leur phase critique de développement économique, les villes médiévales du nord qui étaient des puissances commerciales étaient catholiques et non protestantes. John Gilchrist, éminent historien de l’activité économique de l’Église médiévale, a souligné que les premiers exemples de capitalisme sont apparus au sein des grands monastères chrétiens. Il est également largement admis qu’au XIXe siècle, les régions et nations protestantes du Continent n’avaient pas un avantage notable sur de nombreuses régions catholiques, malgré le "retard" supposé de l’Espagne.

En outre, l’historien renommé Henri Pirenne a signalé qu’un vaste corpus de littérature établit que toutes les caractéristiques essentielles du capitalisme (entreprise individuelle, progression du crédit, profits commerciaux, spéculation, etc.) se retrouvent dès le douzième siècle dans les républiques citadines d’Italie, Venise, Gênes, ou Florence. Toutefois, il faut reconnaître une certaine véracité à la thèse de Weber: les idées religieuses ont joué un rôle instrumental dans la formation du capitalisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Pour conclure, que doit l’Occident au christianisme? En un mot, la raison. Mais un simple article ne suffira pas à repousser les assauts contre le christianisme, comme le souligne bien le Livre des Proverbes: "Comme le chien retourne à son vomissement, ainsi le sot répète sa folie."

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