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Le Festival de Beiteddine a offert aux adeptes du jazz, le mardi 25 juillet, une soirée d’exception, durant laquelle Arthur Satyan, Dona Khalifé et un ensemble de musiciens ont déployé leur talent d’exception, tissant ainsi une trame musicale aussi exquise qu’enivrante. Les notes empreintes de virtuosité ont résonné dans l’enceinte majestueuse du palais historique de Beiteddine, scellant avec éloquence une inoubliable épopée de jazz improvisé.

Lorsque la parfaite conjonction des astres musicaux s’accomplit avec une grâce singulière, il ne peut en découler qu’une soirée d’exception. Le quatrième concert de la quarantième saison musicale du prestigieux Festival de Beiteddine en fait clairement partie. Dans l’écrin du majestueux palais de l’émir Bachir Chehab II, enfoui dans le resplendissant paysage du Chouf, s’est déployé le mardi 25 juillet un spectacle de grande envergure, honorant avec éloquence l’art exquis de l’improvisation jazzique. En cette nuit estivale, les accords riches et enrichis, les rythmes syncopés et les progressions soyeusement élaborées d’Arthur Satyan, l’un des éminents gardiens de l’autel du jazz au Moyen-Orient, ont résonné dans l’enceinte de ce joyau historique, témoin silencieux de l’histoire séculaire du Liban moderne, et de l’âge d’or de la chanson populaire libanaise, porté par les mélopées séraphiques autrefois interprétées par la voix turquoise de Feyrouz.

En quête de la note bleue

Aux côtés d’Arthur Satyan brillait également la contrebassiste et chanteuse Dona Khalifé, dont la voix s’est parée d’une musicalité louable, s’élevant avec décence sur les hauteurs du palais historique. À ces deux derniers, s’est agrégé un ensemble de musiciens d’exception dont les voix instrumentales se sont entrelacées pour tisser une narration musicale, souvent dénuée de verbes, mais cependant épique dans sa capacité à exhaler une palette d’émotions, cherchant avec ardeur cette nuance musicale éthérée, la fameuse note bleue. La première partie du concert, placée sous la direction éclairée de la chanteuse, est imprégnée d’une rigueur technique impressionnante et d’une bienveillance tant harmonieuse qu’harmonique. Cette combinaison magistrale est parvenue à donner naissance à une jubilation musicale, laissant toutefois entrevoir quelques nuances de déception. L’apothéose de cette soirée est finalement atteinte lors de l’entrée en scène spectaculaire d’Arthur Satyan.

Agilité impressionnante mais…

Tel qu’il est (souvent) coutume lors des concerts au Liban, le "la" est donné avec un certain retard. Dès les premières mesures, l’ensemble séduit par son esprit de cohésion dans l’interprétation de deux pièces issues du nouvel album, intitulé "Home", de Dona Khalifé. Si la chanteuse révèle une maîtrise technique de bon aloi, caractérisée par une agilité impressionnante, un médium fluide et des suraigus aisément maîtrisés, elle se montre souvent monolithique dans les passages d’élocution rapide, clairement perfectibles, qui auraient gagné en finesse. Jonglant entre un saxophone soprano et un autre ténor, Armen Hyusnunts atteint une incandescence extatique, se montrant en auguste maître de cette soirée. Un auditeur attentif peut ainsi goûter la plénitude de ses sonorités et l’ingéniosité de ses lignes mélodiques finement improvisées qui viennent titiller les oreilles. Tout au long des épisodes de questions-réponses, une exaltation incessante prend forme, notamment avec le guitariste Raffi Mandalian. Celui-ci insuffle à ses improvisations une vigueur et un élan aussi vivifiants qu’éblouissants, suscitant ainsi des étincelles d’enthousiasmes.

Influences plurielles

Les compositions de Dona Khalifé se caractérisent par un mélange d’influences plurielles, conférant à son style une remarquable liberté d’expression. De ce fait, on discerne dans sa musique des nuances de swing, de blues et de nu-jazz, agrémentées par moments d’une touche subtilement latino. Les exigences rythmiques de ses œuvres n’excluent pas toutefois une sensualité affirmée, faisant saillir une richesse musicale intéressante. Néanmoins, l’ensemble s’illustre avec plus éclat dans son exécution des standards de jazz, à l’instar de Nature Boy (composée par Eden Ahbeze en 1947 et immortalisée par Nat King Cole en 1948), Smile (créée par le génie de Charlie Chaplin en 1936 et enregistrée par Nat King Cole en 1954), et surtout Chega de Saudade (œuvre magistrale d’Antonio Carlos Jobim, sublimée par la voix enchanteresse d’Elizete Cardoso en 1957) aux couleurs séductrices de la bossa nova. De ces pièces émanent des transitions d’une finesse plus saisissante et des contrastes aux contours mieux ciselés, conférant ainsi une dimension d’une singularité captivante et d’une sophistication éminente. L’interprétation du contrebassiste arménien, Khachatur Savzyan, qui à plusieurs reprises prend le relais de la chanteuse à la contrebasse, s’avère remarquable de par ses pizzicati délicatement articulés et sa musicalité visiblement marquée. Il n’est point surprenant qu’il soit le contrebassiste de l’Orchestre philharmonique du Liban!

Chaleur grisante

Lors de la seconde partie du concert, la cour du palais revêt ses atours les plus majestueux, se parant de couleurs rutilantes, pour accueillir l’éminent Arthur Satyan. Il n’est nullement surprenant que cet artiste arménien, désormais libanais de cœur depuis plus de deux décennies, soit célébré à juste titre comme l’un des plus éminents jazzistes du Moyen-Orient, voire le plus éminent. Durant cette soirée, il offre aux spectateurs, venu nombreux de loin pour se délecter de ses improvisations, une prestation magistrale, exempte de la moindre défaillance, laquelle demeurera indélébile dans les annales du Festival de Beiteddine. Sa justesse technique, sa fermeté empreinte de délicatesse, la chaleur grisante de ses sonorités, la dynamique de ses improvisations d’une perfection absolue, et son phrasé coulant de source lui valent une réussite exceptionnelle. Sa virtuosité transfigure son Yamaha et son Nord en un orchestre chatoyant, aux tonalités vives et iridescentes, aussi bien dans ses propres compositions, One Shot no.5 et 7, que dans ses arrangements de standards de jazz, tels que Mr. PC (composée par John Coltrane, l’un des saxophonistes et compositeurs les plus influents de l’histoire du jazz, en 1959), Les Grelots (composée par le trompettiste français Eddy Louiss en 1970) ou encore le célèbre Take Five (composée par Paul Desmond et enregistrée par le Quatuor de Dave Brubeck en 1959).

Éloquence musicale

Les rythmes subtils du swing et de ses dérivés se sont astucieusement amalgamés avec les influences du funk, du blues, et d’autres rythmes plus complexes, tels que celui à cinq temps de Take Five, donnant ainsi naissance à un groove enivrant. Le jeune saxophoniste émérite, Sam Arnelian, déploie avec maestria les sonorités envoûtantes de son saxophone alto, tant en soliste qu’en harmonie avec les deux saxophones d’Armen Hyusnunts. Ses accents sont judicieusement placés, ses intonations parfaitement dosées, créant ainsi des improvisations d’une profondeur émotionnelle et d’une éloquence musicale surprenantes. Les musiciens se lancent, tour à tour, dans des dialogues musicaux sempiternels où chacun d’entre eux rivalise avec une virtuosité éblouissante. Si Hyusnunts, aux côtés de Satyan, s’est érigé en grand maître des improvisations, Arnelian a audacieusement osé s’aventurer dans des envolées d’une complexité délectable, tandis que Mandalian a préservé sa position de guitariste doté d’une perspicacité saisissante. Cependant, le véritable soldat de l’ombre se révèle être le percussionniste, Fouad Afra qui, avec une agilité déconcertante, s’est élancé dans les dédales des rythmes les plus complexes, conférant ainsi une dimension inouïe à l’ensemble.

Les musiciens se sont finalement unis sur scène pour entonner une dernière œuvre musicale, Listen to this one d’Arthur Satyan, qui revêt la solennité d’un adieu, empreint d’espoir quant à une invitation future de ces virtuoses par les organisateurs pour les prochaines saisons à venir.