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Le grand écrivain libanais Charif Majdalani vient de rentrer de sa tournée européenne, après avoir effectué une avalanche de rencontres signatures autour de son dernier livre, Mille Origines, publié aux éditions Bayard dans la collection Récits et coédité par la librairie Antoine dans sa sélection prix spécial Liban. Il répond aux questions d’Ici Beyrouth sur son dernier opus, la complexité des différentes origines héritées au Liban et ses rencontres avec un public très chaleureux dans les librairies de Paris, de Brest, de Rouen, de Clermont-Ferrand, de Montélimar, de Strasbourg, de Lausanne et de Parme.

Mille Origines a été sélectionné parmi les finalistes du Prix du Réel. Créé en 2016/2017 par la librairie Mollat et présidé par Eric Fottorino, le Prix du Livre du Réel "est un prix littéraire d’un nouveau genre. Il cherche à récompenser des livres qui conjuguent le meilleur de l’enquête et de la création". En parcourant les pages du livre et les destins singuliers d’êtres aux identités et origines multiples, malmenés par leur pays d’origine et souvent par leur pays d’accueil, qui essaient de survivre envers et contre tout, on a tendance à oublier les différends politiques du Liban, se nourrissant justement des origines hétéroclites du peuple. Nous sommes amené.e.s à réfléchir si l’empathie peut triompher de la rancune et des difficultés réelles de former une harmonieuse mosaïque humaine et de relever le défi du Liban-message.
Charif Majdalani nous présente vingt monologues bouleversants nous rappelant nos mille origines. Les origines héritées, les tabous transmis de génération en génération, les mille raisons de se solidariser et les mille autres de basculer dans la division et la violence. On redécouvre que la guerre la plus atroce, celle qui a provoqué l’un des plus grands exodes libanais, est celle des chrétiens contre les chrétiens en 1989. Or ce sont des Libanais.es qui ont la religion, la culture et souvent la confession en commun qui se sont massacré.e.s mutuellement, parfois des frères de sang! Sommes-nous donc condamné.e.s à la mésentente perpétuelle? Il y a l’histoire de Hassan le chiite de Baalbeck, persona non grata pour les chiites du Sud à cause de ses origines, qui l’associent au clan des hors-la-loi et des trafiquants de drogue de la Békaa-Est, alors qu’il est l’homme de confiance dans une garderie chrétienne. Comment échapper aux préjugés et aux étiquettes discriminantes qui stigmatisent les uns et les autres? L’auteur de Beyrouth 2020: journal d’un effondrement, qui a reçu le prix spécial du jury Fémina, fait ici le travail d’un chercheur rigoureux, qui n’oublie aucune ethnie, aucune communauté en remontant le fil du temps et, pourtant, les histoires s’enchaînent naturellement. Le lectorat francophone comprend mille choses, rapidement et de façon plus marquante qu’en lisant un traité d’anthropologie ou un livre d’histoire. Entretien avec l’une des figures de proue de la littérature d’expression française.

Comment avez-vous pu recueillir ces vingt récits de vie, émaillés de rebondissements, appartenant à des citoyens aux mille origines, justement, comme l’indique le titre, et à quels moments votre imagination s’est-elle chargée du reste?

Plusieurs de ces récits sont le résultat d’entretiens avec des personnes qui m’ont raconté leur histoire familiale. Souvent, ces récits étaient émaillés d’approximations, ce qui est propre à la manière avec laquelle les familles se racontent leur passé et le modifient, volontairement ou pas. J’ai donc tenté d’apporter des solutions à ces incohérences, des solutions qui pourraient être proches d’une réalité ancienne qui a échappé à la personne qui m’a raconté l’histoire de son ascendance. Ce travail de couture, de réinterprétation des faits ou de leur ajustement a quelque chose de romanesque qui me convenait parfaitement, même si j’ai ensuite soumis le résultat, c’est-à-dire cette "mise en texte", aux personnes qui m’avaient fait leur récit oral. Parmi ces vingt récits (que j’ai coutume d’appeler monologues, parce que c’est la forme que je leur ai donnée, littérairement parlant), il y en a aussi qui sont le résultat de reconstitutions d’histoires familiales ou individuelles, des histoires que l’on m’a racontées au gré du temps ou dont je me souvenais. Ces récits, je les ai reconstitués ici sous forme de monologues. Ils sont donc forcément tissés d’apports personnels et parfois d’inventions. Il y a enfin quelques monologues qui sont construits à partir d’événements que j’ai observés ou vécus et que j’ai transformés en récits en imaginant des personnes réelles qui me les auraient racontés. Quoi qu’il en soit, j’ai écrit tous ces récits de vies en leur donnant une inflexion littéraire, dans un style et un ton volontairement unifiés, qui font écho à ce qui se lit dans les autres chapitres de l’ouvrage. Comme je le dis dans l’avertissement du livre, les vingt voix qui parlent et racontent sont bien celles de vingt personnes différentes, mais elles sont en même temps celles d’un narrateur unique. Ce qui fait que ce chapitre 18 peut être pris aussi comme un recueil de vingt ébauches de romans.

 La littérature peut-elle réunir ceux et celles que l’histoire a séparé.e.s?

La littérature sert à décrire le monde et les hommes qui l’habitent, à interpréter ou à donner du sens aux interrogations que notre habitation du monde suscite. Elle permet à l’individu de se situer dans le monde, dans l’univers, face à autrui et face à la transcendance. Avec cela, l’individu peut ensuite décider de la meilleure action politique possible, de son engagement ou non dans les affaires humaines.

La famille que vous avez fondée avec votre épouse, Dr Nayla Karamé, est à l’image du Liban pluriel que nous aimons. Est-ce qu’un mariage mixte a de fortes chances de réussir quand les partenaires ou les parents sont du même niveau intellectuel? Comment vos enfants vivent-ils leurs différentes appartenances?

Les récits de vies proposés dans le livre traitent de la question des origines diverses de la population libanaise, mais aussi de la question de ce fameux vivre-ensemble, du Liban pluriel et pluriconfessionnel. Ce sont deux problématiques différentes, mais qui forcément finissent par se chevaucher. Or ce que l’on voit dans la plupart de ces récits, ce sont les limites du vivre-ensemble et celles des déclarations d’adhésion emphatiques à la pluralité libanaise, déclarations auxquelles on est habitué et qui sont davantage des tics rhétoriques que de véritables actes de foi. Ces limites sont atteintes lorsque pointe la menace d’une union matrimoniale entre deux personnes de communautés confessionnelles différentes. Ce sont alors les drames que l’on sait, les déchirements, les vies individuelles ruinées. Cependant, il existe heureusement des couples qui se forment quand même à partir de ces croisements communautaires et confessionnels, et qui fonctionnent bien. Preuve que dans l’ambiance délétère actuelle de méfiance et de repli, tout n’est pas complètement perdu.

Il y a dans Mille origines, des récits de vie poignants. Lequel vous a marqué le plus? Lequel vous a permis de vous identifier au narrateur, au personnage central, de déverser votre colère, d’exprimer le malaise d’être né sur un volcan endormi?

Le propos de l’ouvrage était de raconter les multiples origines des gens qui habitent le Liban. J’ai choisi de le faire à travers vingt récits de vies qui ne sont pas les miens. Mais comme je les ai réécrits entièrement, je me les suis réappropriés entièrement. Sans compter que nombre d’entre eux sont aussi des reconstitutions de récits de vies que j’ai moi-même entrepris, à partir de bribes et souvent de souvenirs. Ces vingt histoires sont donc aussi bien les miennes que celles des personnages que je fais parler. Sans compter que ces monologues sont précédés d’un long texte, aussi important que le reste, qui est entièrement mien.

Vous expliquez qu’il y a beaucoup de communautés différentes qui s’interpénètrent, que c’est une mosaïque de religions, d’ethnies, de races. Il y a les gitans du Moyen-Orient désignés par "Nawar", des réfugiés comme les Palestiniens et les Syriens, des exilés, des travailleurs africains et asiatiques, des communautés ayant fui la persécution et la mort comme les Arméniens… Un Français dans le livre s’étonne qu’il y ait dans la Banlieue Sud un quartier sunnite, un autre chrétien, entre les ralliements de chiites. Croyez-vous qu’un Liban fédéral peut exister et apporter une condition meilleure?

Je suis par tempérament opposé aux solutions qui sont le résultat d’un constat d’échec.

Tous les récits de vie narrés nous rappellent nos leurres, mais celui de Ramzi nous secoue fortement. Il nous rappelle combien les coupables et les victimes se confondent, que l’ennemi d’hier peut devenir l’ami d’aujourd’hui. Ramzi, musulman sunnite pro palestinien dont le père fut enlevé par les milices chrétiennes, tombe amoureux de la fille d’un ancien chef de ces milices, impliqué directement dans la disparition de son père. La haine va se dissiper, les liens vont se consolider et c’est auprès de lui qu’il trouvera le père manquant. Peut-on dépasser les crimes commis, sans passer par une vraie réconciliation au niveau populaire?

Je ne pense pas qu’il faille exemplifier ces monologues ni les prendre comme l’illustration de situations modèles. Ce sont par nature des expériences individuelles de vie, à travers lesquelles je tente de couvrir le spectre le plus large possible de cas de migrations, de déplacements, d’exil qui ont mené les gens vers le Liban tout le long du XXe et du début du XXIe siècle, et les cas d’émigration depuis le Liban vers le monde entier. Les monologues sont donc en réalité destinés à illustrer le propos du livre qui porte sur le mouvement perpétuel des humains sur la terre depuis des siècles, et pour lequel le Liban est pris ici comme un échantillon de ce que vit la planète entière.

Vous rentrez d’une longue série de rencontres avec le lectorat français et européen, dans le cadre des nombreuses signatures de Mille Origines, finaliste du Prix du Livre du Réel. Racontez-nous la réception du lectorat et les moments forts de votre tournée.

Le livre a reçu un très bel accueil de la part des librairies à travers la France, des librairies qui m’ont donc accueilli afin que je puisse rencontrer leur public. Les librairies sont un maillon essentiel dans le succès, la visibilité et la diffusion d’un livre, et les libraires sont même aujourd’hui davantage prescripteurs que les journalistes. J’ai donc été dans une dizaine de librairies parmi les plus importantes de France, où j’ai eu des conversations et des débats passionnants avec les libraires, qui sont de très fins lecteurs, et avec leur public, qui a été très nombreux, à ma grande joie.

 

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