Elle a toujours un livre dans la main. Dans la main, dans la poche arrière de son jean ou dans celle molletonnée de sa robe de chambre, un qui dépasse de sa besace, un dans le tiroir principal de son bureau, un sur sa table de chevet, bien sûr.

Elle lit partout. Le meilleur endroit du monde étant son lit moelleux, calée sur l’oreiller spécial de lecture qu’elle a acheté. Celui qui est carré et non rectangulaire, recouvert de la housse en soie, celui qu’elle retire du lit au moment de dormir, qu’elle remet avec tendresse le matin sur son côté, le droit, pour mieux le retrouver le soir. Elle aime le fauteuil crapaud du salon aussi, mais seulement l’hiver quand brûle le feu dans l’âtre de la haute cheminée. Sinon, elle s’allonge plutôt dans les Chiliennes l’été dans le jardin derrière la maison. Lire dans un bain tiède est aussi en bonne position dans son classement mental.

Ce qu’elle déteste par-dessus tout, c’est la lecture dans les transports en commun. Mais elle ne peut s’en empêcher… Sans lignes le matin, ses yeux sont en manque, sa tête absente, elle ne se sent pas complète, la journée ne peut bien se dérouler. Alors, à contrecœur, elle ouvre aussi son bouquin dans le bus qui la conduit sur son lieu de travail. Mais lorsqu’il est plein à craquer, elle est tiraillée entre le désir ardent de plonger dans les pages qui n’attendent qu’elle, et le dégoût qui la submerge de sentir autour d’elle toutes ses présences. Tous ces gens violent l’intimité de sa lecture.

Elle a toujours un livre dans la main, car l’objet est le prolongement de son âme, de son être. Elle le traite avec douceur, elle le choie dès l’instant où elle le sélectionne, heureux élu parmi les milliers de sa librairie favorite, jusqu’à celui où elle l’ouvre et que commence leur tête-à-tête. Quand ses yeux balayent les lignes d’une page, qu’elle aime peu espacées et nombreuses, elle tient l’autre page délicatement entre son annulaire et son majeur, qui de haut en bas caressent le papier. Comme une promesse faite à la page de la tourner, elle aussi, quand ce sera son tour et jusqu’à la suivante.

Un jour que je l’observais, entièrement submergée par les malheurs d’Adélaïde dans Le Goût du bonheur , son émotion fut telle qu’elle approcha son visage du livre, pour effleurer tendrement de sa joue la page martyre. Comme pour la consoler, partageant sa peine, laissant même une trace humide sur le papier.

Mon Emma aime la vie au milieu des livres. Ce qui me touche le plus est que c’est mon propre amour pour la lecture que j’ai réussi à lui insuffler. Cela depuis l’enfance, lorsqu’elle écoutait les histoires que je lui chantais pour la bercer, lovée dans mes bras, notre moment de tendresse, notre lien le plus puissant.