De Carpentras à Beyrouthl’itinéraire d’un amnésique qui se souvient soudain…

J’ai longtemps pratiqué le Carcassonne, ce dialecte germanopratin à base d’intelligence, de pugnacité, de charme, de drôlerie. Son inventeur, Manuel, était alors mon collègue aux éditions Grasset où nous occupions des bureaux voisins, et j’avais pu apprécier in vivo sa personnalité éruptive et indécise. Parfois, ce fumeur de Havanes me faisait penser à un Woody Allen du lycée Janson de Sailly. Parfois au Bloch de La Recherche du temps perdu. Parfois au Jean d’Ormesson (dont il était le gendre mimétique) qui l’initiait aux méandres académiques. Un mondain? Un ambitieux? Un fou de littérature? À l’évidence, cet homme-livre hésitait. On le sentait mélancolique et hyper actif, séducteur et querelleur, toujours différent de lui-même… Or voici que le truculent Carcassonne, après avoir publié par centaines les ouvrages d’autrui, se met à son propre compte et signe ce Retournement qui, par ses fulgurances, va en éblouir plus d’un.

Le fond de l’affaire, comme toujours, c’est une femme – ici baptisée Nour. Celle-ci – une Libanaise grecque catholique de rite melkite – a accompli un prodige en domptant le Manuel fulminant: elle l’a calmé, densifié et, presque enfanté, en lui donnant accès à cet " Orient compliqué " dont elle est l’ardente vestale. À travers Nour, à travers l’entrelacs de son Liban déchiré, Carcassonne s’est enfin demandé qui il était – ce qu’il n’avait peut-être jamais eu le temps de faire, tant il courait les cocktails à en perdre haleine…

Tout s’est alors engouffré dans son vertige: le passé, la Bible, le Hezbollah, les juifs du pape, l’ancêtre Adolphe Crémieux, les ruelles d’Achrafieh, les sourates, Carpentras, Maïmonide, Genet, Benny Lévy, Sabra, Chatila, Antioche… Au bout de ce chemin régressif, cet " Israélite " amateur de chrétiennes – qui avoue " ma jeunesse fut un mensonge " – a brutalement, amoureusement, découvert qu’il était juif, tout en ignorant, comme il se doit, ce que recouvre cette identité d’arlequin. Citant Derrida – " Je ne connais pas le Talmud, mais le Talmud, lui, me connaît " –, il a repris à bras le corps son lignage d’Alsace et du Comtat Venaissin, fait un détour par Neuilly, hésité entre la sainte-Victoire et le mont Hermon, avant de s’échouer à Beyrouth " sur la paillasse de Moïse "… Reset intégral – ce qui ne manque pas d’allure, même si on a un peu perdu Dieu dans ce dédale…

De fait, l’egodyssée carcassonnienne donne le tournis, tant y défilent, au fil de pages sinueuses, les malheurs, les horreurs, les bonheurs, d’un monde dont le chaos fait écho à sa propre identité en miettes. L’ancienne Phénicie sera-t-elle sa source de sérénité? Son miroir brisé et réparé? Pas sûr… Mais le lecteur comprendra, avec tendresse, que Carcassonne joue gros dans cette aventure où il abat son je avec maestria. C’est dire que Manuel, Carcasse, Don Manuel, Monsieur le Gérant des éditions Stock, désormais autrement le même, rentre à son bercail. Nour-Pénélope l’y attend. Gageons qu’elle saura l’empêcher de perdre l’équilibre au fil de son ulysséen périple. À suivre…

Le Retournement de Manuel Carcassonne, éditions Grasset, 2022, 320 p.

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