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On a peur, on s’attend au pire, l’instinct affûté des violences passées. Ils frappent de nuit. D’on ne sait où, ni quand. Ça tombe par surprise, d’un côté et de l’autre. Ça s’infiltre. Nul besoin de penser, le corps se souvient. Mêmes rumeurs remontent, retour à d’anciennes guerres. Retour à l’insécurité latente. Retour aux discussions houleuses, aux disputes explosives entre frères, aux larmes juvéniles. Aux lèvres qui tremblent de pourquoi, comme redevenant l’enfant entêté de questions. L’adulte de maintenant sitôt submergé d’arguments, trop d’arguments et aucun ne fait sens. L’absurde et l’abjection ne se justifient pas. Se sceller paupières, oreilles, le cœur; se boucher le nez pour ne pas vivre ce monde terrifiant.

Aujourd’hui, je regarde pleurer ma nièce, sans trouver les mots qui, jeune, m’auraient consolée; m’auraient rassurée sur la suite. Sans réponse et contenant ma hâte d’avaler ses larmes, pour oublier mon impuissance à dire; ma honte de parvenir à résister au désespoir. Toutes les raisons et aucune; l’homme a trahi l’humanité. Le désarroi de ma nièce me bouleverse, je n’allume pas la télé: ses sanglots, relai de toutes les images que j’évite depuis le début. As-tu vu, as-tu vu le bébé dans le sac en plastique. Je n’ai rien vu, mais je ne vois que ça: l’horreur humaine, l’épouvante. Infligées aux jeunes, de près et de loin. Ma nièce n’a pas connu notre guerre, elle ne l’a connue que dans le vacarme de nos atomes, cette transmission qui échappe. Elle qui ce soir, me somme. Son phrasé est précipité, pourquoi pourquoi? Mais, mais, dis pourquoi. Ses protestations comme bombes vont dans toutes les directions. Et moi de m’énerver, de tenter des réponses. Et me retrouver privée d’une langue commune. Stupide, débordée. Rien, seuls mes yeux de pierre, pris d’angoisse. L’immense terreur: que nos enfants soient captifs de ces filets. Exposés. Le Liban, à nouveau frappé.

Inquiétudes partagées ou confidences retenues: à quand notre tour? se demandent certains. Le Liban ne supporterait pas de nouvelle guerre, chuchotent d’autres. Nos angoisses ne traduisent pas les traumatismes d’autrefois. Pas seulement. Allah ynajjinna*! Puisque les institutions officielles prennent des mesures. Au cas où. Les écoles par exemple, avec les consignes aux enseignants. Notre tour pourrait venir, sait-on jamais. Au cas où. Se préparer au pire.

On a rêvé d’écoles préparant nos avenirs; les voici nous renvoyant au passé. Nos vies, faire et défaire les mêmes boucles. Le Liban, ses cycles de guerres aux allures différentes avec les mêmes fracas au sol, dans la mer et les airs. Des annonces rapportent les affrontements aux frontières, les menaces potentielles, déjà. Les écoles anticipent le possible dérapage fatal: cours à distance, comme en temps de pandémie. La guerre, une monstrueuse interminable pandémie. On retient également son souffle, mais autrement vulnérables. Ni masques ni murs comme garantie. Prenez soin de vous. Aujourd’hui encore enfermés, les nouvelles en continu, télévision ou radio, sans répit; par crainte d’entendre d’autres silences, comme avant. Mémoire d’abris.

Je ne sais pas, je ne sais plus le langage, je perds discernement, je ne suis qu’un tas de mots répétés comme mantra: je ne veux pas qu’on attaque le Liban je ne veux pas que ça recommence je ne veux pas… des mots pour me couvrir, fausse sécurité. À l’instar de mes nuits adolescentes, confiées à la protection de draps en coton. Mes prières sous ces draps: je ne veux pas de cadavres, je veux ma maison, notre cuisine, je ne veux pas de sang, me manque le sang des blessures ordinaires, nous ne jouons plus dehors, je veux la normalité de ces blessures-là… Ce sang de peaux superficielles, de peaux fragiles comme ces couvertures et mon tout, dedans, absenté.

Partout les gens parlent, analysent; plus c’est intelligent plus ça sonne creux, désincarné. Aberrant, réducteur. De quoi parlent-ils? Mais moi, qu’ai-je à écrire? Pétrifiée aux frontières. Rejet des effets de langue, la haine des expressions qui anéantissent le réel. Les morts, dommages collatéraux. Le Liban comme la mort, dommage collatéral du Moyen-Orient, ses ronces inextricables.

*Allah ynajjinna: que Dieu nous préserve

Gracia Bejjani

27 octobre 2023, Paris

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