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Le jeudi 21 décembre, dans le cadre de la seizième saison musicale du festival Beirut Chants, le pianiste français, Jonathan Fournel, est parvenu à apprivoiser les partitions les plus ardues en livrant un concert renversant, ponctué de moments d’exception.

Après les brillantes prestations du pianiste coréen Kyubin Chung, du violoncelliste tchèque Michal Kaňka, du clarinettiste espagnol Pablo Barragán et du pianiste germano-ouzbek Nuron Mukumi, lors de la seizième édition du festival Beirut Chants, on se demandait si les ultimes concerts de cette saison musicale parviendraient à atteindre des sommets d’interprétation encore plus élevés. La réponse ne s’est pas fait attendre. Le récital du pianiste français, Jonathan Fournel, le jeudi 21 décembre à l’Assembly Hall de l’Université américaine de Beyrouth, s’est révélé être une véritable leçon de musique, illustrant de manière éloquente les attributs qu’un virtuose devrait posséder. Ce jeune musicien, lauréat du prestigieux Concours Reine Élisabeth de Belgique 2021, n’effleure pas le piano, il le domine, avec l’autorité d’un Arthur Rubinstein, afin d’en extraire la sève même de l’harmonie. Pendant plus d’une heure et demie, il a livré une performance musicale d’une intensité et d’une précision remarquables, témoignant d’une endurance digne d’un Hercule.

Climats émotionnels

Jonathan Fournel brise le silence presque religieux de la salle avec les 32 Variations en ut mineur, WoO 80 de Ludwig van Beethoven (1770-1827), auxquelles le compositeur n’a inexplicablement pas voulu donner de numéro d’opus. On est toutefois en présence d’un recueil essentiel aussi bien du point de vue esthétique qu’expérimental. En effet, dans cette pièce, se déploie pleinement l’art de la grande variation beethovénienne qui est toujours transmutation de l’argument de départ, et donc du thème, à des fins expressives, mais aussi techniques, selon le musicologue français, Bernard Fournier, grand spécialiste de l’œuvre de Beethoven. Si le génie de Bonn n’a pas écrit à proprement parler d’études pour le piano, c’est que certains de ses cahiers de variations en tiennent lieu. C’est le cas des Variations en ut mineur qui impressionnent par la puissance expressive et la diversité de climats émotionnels qui s’en dégagent. Jonathan Fournel maîtrise parfaitement tous les recoins de la partition et démontre une égalité de toucher entre les deux mains, indispensable à une bonne exécution de cette œuvre. Il magnifie notamment la palpitation schumannienne de la Ve variation, le frémissement intime des textures de la IXe variation, aux couleurs (déjà) impressionnistes, et l’apothéose de la XXXIIe variation. Un sans-faute!

Art des contrastes

À la suite de cette prestation magistrale, toujours sous l’égide du maître allemand, le pianiste français s’attaque à la Sonate pour piano nº 22 en fa majeur, opus 54. Cette dernière est structurée en deux mouvements, tout comme celles des opus 49, 78, 90 et 111, le reste des trente-deux sonates de Beethoven comportant trois ou quatre mouvements. Composée entre deux des plus imposantes sonates beethovéniennes, la Waldstein, opus 53 et l’Appassionata, opus 57, la Sonate en fa majeur, opus 54 a toujours vécu dans l’ombre. L’interprète présente un idéal de rigueur et de méticulosité, depuis la série d’arpèges inauguraux qui montent de la main gauche à la main droite en quatre mesures. Il prend tout son temps pour articuler les plans sonores et mettre en relief les changements de contrastes dans le premier mouvement, In Tempo d’un Menuetto, économisant son énergie pour le second mouvement, Allegretto. Un mouvement à deux voix en perpétuelle mobilité, oscillant entre la farce légère et le drame pur. Avec sa technique sans faille, la souplesse de son phrasé et son éloquence à toute épreuve, Jonathan Fournel se joue des embûches d’une partition exigeante.

Virtuosité enivrante

La troisième pièce de la soirée est visiblement l’œuvre centrale du concert: les Variations sur un thème polonais, opus 10 du compositeur polonais, Karol Szymanowski (1882-1937). Jonathan Fournel imprègne cette pièce, composée d’un thème et de dix variations, d’un romantisme passionné, voire exacerbé, et exhibe une virtuosité enivrante. L’élégance de son legato, son art de la pédale, ses nuances infiniment contrastées et ses sonorités quasi orchestrales confèrent à son interprétation une profondeur expressive exceptionnelle, notamment dans les cinquième et septième variations. La pièce atteint le paroxysme de l’intensité émotionnelle au niveau de la huitième variation, une marche funèbre très poignante que l’artiste français choisit délibérément de ralentir afin d’en capturer l’essence même de l’émotion. Le pari est relevé avec brio. On regrettera uniquement ce quadruple piano, un moment clé de cette variation, que le pianiste force quelque peu. Il faut toute de même signaler que le médium du Steinway de cette soirée n’aide pas tellement à faire ressortir les nuances éthérées.

Passion et perfection

La seconde partie du concert est entamée avec l’émouvant Prélude, Fugue, et Variation en si mineur, opus 18 de César Franck (1822-1890). Si, à l’origine, cette pièce est écrite pour orgue, il en existe des transcriptions pour piano dont la plus communément utilisée est celle de Harold Bauer (1873-1951). C’est d’ailleurs celle que Jonathan Fournel interprète cette soirée. Il défend majestueusement cette pièce, alliant passion et perfection instrumentale, surtout dans ce prélude chantant, marqué Antandino cantabile, à faire pleurer les pierres. Au fur et à mesure que le pianiste parcourt les mouvements, on sent que ses harmonies surpassent en richesse celles notées dans la partition. Il devient évident que l’artiste ne se conforme pas strictement à ce qui est écrit. Il sublime les harmonies, quelques fois déficientes dans la partition de Bauer, en improvisant certaines (tout en restant fidèle au texte) mais c’est justement là que réside toute la magie de son interprétation. Loin de toute démonstration ostentatoire, Jonathan Fournel s’efface, laissant à son piano le soin d’exprimer l’ineffable.

Esprit héroïque

Le programme se poursuit et se termine avec la Fantaisie en ut majeur, op. 15, D. 760 de Franz Schubert (1797-1828). Surnommée "Wanderer Fantasie" ("Fantaisie du voyageur"), cette pièce pianistique, formée de quatre mouvements, ressemble plutôt à une œuvre orchestrale. Robert Schumann (1810-1856) le dit d’ailleurs dans son journal: "Schubert voulut réunir tout un orchestre en deux mains". La justesse, la fluidité et la vélocité, dans les deux premiers mouvements (Allegro con fuoco ma non troppo et Adagio) mais tout particulièrement dans le troisième mouvement rapide, Presto, sont à applaudir avec ferveur. Toutefois, l’esprit héroïque de Beethoven se fait clairement sentir dans le quatrième mouvement, Allegro, où le jeune virtuose semble accentuer, avec fougue, les effets sonores. Et heureusement! Il en résulte une partition haute en nuance, couleur, et émotion qui s’achève sur une note triomphale. Un tonnerre d’applaudissements éclate aussitôt dans la salle, saluant ce prince du piano qui a su parfaitement créer l’intensité et la puissance musicale. Il gratifie alors son public avec un bis lumineux : le Prélude en si mineur BWV855a de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) arrangé par Alexandre Siloti (1863-1945).