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L’émergence de l’intelligence générative bouleverse de nombreux secteurs, et le journalisme n’y échappe pas. Cette technologie, capable de produire du texte, des images et des vidéos d’une qualité impressionnante, soulève des questions cruciales sur l’évolution de la profession. Si l’IA générative représente une menace évidente pour certains aspects traditionnels du journalisme, elle offre également de nouvelles opportunités pour renforcer le journalisme d’investigation. Nonobstant, l’IA pourrait être aisément détournée par des États ou des acteurs non étatiques afin d’influencer les élections, déstabiliser des sociétés, et saper la confiance dans les institutions démocratiques.

Menaces de l’IA sur le journalisme traditionnel

L’une des craintes majeures liées à l’IA générative est le risque d’une uniformisation de la pensée. Les algorithmes qui sous-tendent ces systèmes conduisent de toute évidence à une homogénéisation de l’information, en privilégiant certains angles ou certaines sources au détriment d’autres. Cette dérive a des implications culturelles et géopolitiques profondes, en limitant la diversité des points de vue et en renforçant les disparités de pouvoir entre les nations.

En effet, le développement de l’IA générative est aujourd’hui dominé par quelques grandes puissances technologiques, principalement les États-Unis et la Chine. L’Europe, malgré des efforts récents, reste à la traîne dans cette course. Ce déséquilibre fait craindre une mainmise de ces acteurs sur l’information mondiale, au risque de nourrir des biais culturels, idéologiques ou stratégiques.

L’automatisation croissante permise par l’IA générative menace irrémédiablement les emplois dans le secteur du journalisme. À très court terme, des pans entiers de la profession seront remplacés par des machines, depuis la rédaction d’articles factuels jusqu’à la génération de contenus multimédias. Cette perspective soulève des questions sociales et éthiques sur la place de l’humain dans le processus de création et de diffusion de l’information.

Le journalisme d’investigation à l’ère de l’IA générative

Pourtant, l’IA générative n’est pas qu’une menace. Elle offre aussi de formidables opportunités pour renforcer le journalisme d’investigation. Face à la multiplication des données disponibles (documents, transactions financières, échanges sur les réseaux sociaux…), les outils d’IA peuvent aider les journalistes à analyser ces volumes massifs d’informations afin d’y déceler des schémas cachés ; des connexions entre conflits d’intérêts, des flux financiers suspects, des réseaux d’influence… Autant de pistes qui seraient très difficiles, voire impossibles, à identifier par des moyens humains.

Mais pour tirer parti de cette manne, le journalisme d’investigation doit aussi savoir relever plusieurs défis. L’un d’eux est de préserver son intégrité et sa rigueur face à la tentation de l’automatisation. L’IA doit rester un outil au service des journalistes, et non un substitut à leur expertise, à leur esprit critique et à leur déontologie. Il faudra veiller à ce que les choix éditoriaux, la hiérarchisation de l’information et l’interprétation des faits restent une prérogative exclusivement humaine. Mais comment ne pas céder aux chimères de la facilité ?

Un autre enjeu majeur est celui des compétences. Pour maîtriser et exploiter tout le potentiel de l’IA générative, les journalistes devront acquérir de nouvelles connaissances techniques, depuis les statistiques jusqu’à la programmation. Au-delà de la formation initiale, c’est un effort de formation continue qui s’annonce indispensable pour permettre à la profession de rester dans la course.

Manipulation des médias par l’IA générative

Le revers de la médaille est que l’IA générative peut aussi être détournée pour manipuler l’information et tromper l’opinion. C’est tout l’enjeu des deepfakes, ces contenus synthétiques (images, vidéos, sons) ultra-réalistes produits par des réseaux de neurones. Aujourd’hui, il est très facile de générer de fausses déclarations de personnalités, de simuler des événements qui n’ont jamais eu lieu, voire d’usurper l’identité de quelqu’un dans des vidéos compromettantes.

Face aux deepfakes, c’est la crédibilité même des médias et des institutions qui est menacée. Comment les citoyens pourront-ils encore faire confiance aux images et aux sons diffusés, si ceux-ci peuvent être falsifiés de manière indétectable ? Ce climat de défiance généralisée est un terreau idéal pour toutes les théories du complot et les manipulations de masse.

Heureusement, des parades techniques se développent pour détecter et contrer les deepfakes. Des outils d’analyse forensique de plus en plus fins permettent d’authentifier les contenus douteux en traquant les incohérences (contours flous, faux reflets dans les yeux, irrégularités dans les voix…) De grandes bases de données de deepfakes sont également constituées pour entraîner des IA capables de les débusquer automatiquement. Mais dans cette course technologique, rien ne garantit que les capacités de détection resteront supérieures aux capacités de falsification…

La tentation du viol des foules

Mais l’adaptation du journalisme ne suffira pas. Devant l’ampleur des enjeux, c’est une mobilisation de tous les acteurs concernés qui s’impose de toute urgence. Car l’IA générative est en passe de devenir l’arme de propagande ultime, capable de manipuler les masses à une échelle sans précédent. Comme l’a montré Serge Tchakhotine en 1939 dans son ouvrage visionnaire Le Viol des foules par la propagande politique, les techniques de manipulation des esprits n’ont cessé de se perfectionner au fil du temps. Avec l’IA, elles pourraient atteindre un niveau de sophistication et d’efficacité inégalé, transformant l’information en véritable arme de guerre cognitive.

Face à ce péril, il est impératif de mettre en place un utopique cadre international contraignant afin de réguler le développement et l’usage de l’IA générative dans les médias. C’est à ce prix que nous pourrons espérer préserver l’intégrité de l’information et la santé de nos démocraties. Mais au-delà de ces régulations indispensables, c’est aussi une refondation en profondeur du journalisme qui doit être engagée. Il est vital de réaffirmer haut et fort la primauté de l’intelligence humaine, de la conscience professionnelle, de la déontologie. Plus que jamais, nous avons besoin d’un journalisme d’investigation et d’analyse exigeant, qui prenne le temps de la réflexion et du recul critique. Un journalisme qui, par son courage et son indépendance d’esprit, sache résister à toutes les pressions et à toutes les tentatives d’instrumentalisation.

Ce journalisme de combat, c’est celui qu’il nous appartient de construire ensemble, en mettant l’IA au service de l’intérêt général plutôt que l’inverse. La route sera longue et parsemée d’obstacles, tant les forces économiques et politiques qui poussent à l’automatisation aveugle sont puissantes. Mais ce combat est celui d’un nouveau monde, car c’est le sort même de la liberté de penser qui se joue sous nos yeux. En refusant de céder à la facilité des machines, en réinventant sans cesse la noble mission d’informer et d’éclairer les consciences, c’est le journalisme comme rempart de la démocratie que nous pourrons, ensemble, faire renaître et prospérer à l’ère de l’IA générative.