Publiées pour la première fois en 1942, à titre posthume, les Thèses sur le concept d’histoire abordent la notion d’histoire, en relation avec celle de progrès. La thèse IX fait explicitement référence au tableau de Paul Klee, Angelus novus, qui appartenait à Walter Benjamin. 

"Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès."
(Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire)

C’est dans les Thèses sur le concept d’histoire qui constituent le dernier texte rédigé par Walter Benjamin entre le mois de décembre 1939, à sa sortie du camp de Nevers où il avait été interné pendant plus de deux mois par les autorités françaises, et le début de l’année 1940, peu avant qu’il ne mette fin à ses jours. Publiées pour la première fois en 1942, à titre posthume, ces thèses abordent le concept d’histoire, en relation avec celui de progrès. La thèse IX fait explicitement référence au tableau de Paul Klee, Angelus novus, qui appartenait à Walter Benjamin.

La figure allégorique de l’ange qui veille sur le passé y fait signe vers la posture de l’historien. Pour Benjamin effectivement, l’historien est un "prophète qui regarde en arrière" et l’histoire doit être racontée non du point de vue des vainqueurs, mais de celui des oubliés. Sa vision lucide d’une histoire productrice de ruines ainsi que sa profonde empathie vis-à-vis des vaincus font écho à une autre figure, celle de l’historien sismographe évoquée par Warburg. Dans un séminaire qu’il donna en 1927 sur l’œuvre de Burckhardt et de Nietzsche, Warburg désigna ces derniers comme des "récepteurs d’ondes mnémiques, des sismographes très sensibles". Il voulait dire par là que l’historien ne saurait être réduit au statut de chroniqueur du temps qui passe, mais qu’il est mû par un phénomène d’empathie par lequel, face au caractère très menaçant de la vie historique, il risque de se perdre. Pour le sismographe, tout est effectivement catastrophes, désastres, destructions, défaites et ruines qui, autrefois mythiques et légendaires, font aujourd’hui partie de l’histoire des hommes. Aussi, l’ange voudrait bien s’immobiliser pour réveiller les morts, ressusciter la chair, rendre justice aux vaincus, racheter l’humanité et donner voix à ceux qui n’en ont pas eue, mais l’avenir le happe et, impuissant, il se laisse aspirer par lui. Une définition du progrès bien dysphorique. Une critique de la modernité.

Paul Klee, Angelus novus, 1920

Cette posture, qu’on pourrait appeler "antimoderne", décrit une fascination pour une modernité vécue en même temps comme un enfer. C’est Baudelaire, à la fois séduit et désenchanté face au matérialisme de la société industrielle. Sartre, d’ailleurs, disait qu’il avançait "à reculons, les yeux dans le rétroviseur". Tout cela ne relève pas du hasard et nous ramène à Benjamin qui fut le traducteur de Baudelaire et auteur d’un essai qu’il ne put jamais réellement écrire mais que l’éditeur a reconstitué d’après une liasse de feuillets manuscrits découverte par le philosophe Giorgio Agamben à la Bibliothèque nationale de France et que Benjamin avait confiée à Georges Bataille avant de quitter Paris, quelques mois aussi avant de se suicider.

La fausse simplicité de l’extrait de Benjamin sur l’ange de l’histoire, sa dimension à la fois tragique et poétique qui est à l’origine de sa puissance en font un texte très souvent cité. De quoi parle-t-il? D’une contemporanéité à la fois difficile et complexe.

Il m’apparaît intéressant que tout cela s’achève plus ou moins avec Agamben. On attribue à ce philosophe un texte, non moins célèbre ni moins cité, dans lequel il nous parle du décalage dans lequel il nous invite à nous placer afin de mieux voir notre contemporanéité. Ainsi, "celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions […], mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps […]. Cette non-coïncidence ne signifie pas que le contemporain vit dans un autre temps, ni qu’il soit un nostalgique d’un autre temps que le sien. Un homme intelligent peut haïr son époque, mais il sait en tout cas qu’il lui appartient irrévocablement. Il sait qu’il ne peut pas lui échapper". (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain?)

Voilà aussi pourquoi le texte de l’ange nous parle. Voilà pourquoi il nous parle aujourd’hui. Orienté vers les générations antérieures, le regard visionnaire rend sa propre époque plus nettement présente qu’elle ne l’est pour ses contemporains. Pris dans cette tension qui le maintient dans cette situation impossible, au seuil des deux mondes, l’ange visionnaire tente d’habiter son présent.