Dans les anciens villages qui parsèment le Mont Liban, l’oiseau migrateur qu’on appelle rouge-gorge est connu en arabe sous le nom de Aboul Henn. Cet oiseau figure dans l’une des nouvelles publiées dans l’ouvrage Le Liban: 18 communautés et bien davantage, qui examine la périphérie de la société, comme le constate Élias Khoury dans la préface.

L’anthologie se lit comme un registre de malheurs. Le titre de la collection fait allusion aux 18 sectes représentées au Parlement libanais. Mais les communautés présentées dans les histoires sont faites de groupes, privés de leurs droits, victimes de la violence, de l’injustice et de la négligence, qui habitent ce pays. Une palette d’écrivains a participé à cet ouvrage collectif, qui comprend des auteurs francophones libanais bien connus ainsi que des écrivains émergents.

Les 18 communautés sont définies par les fardeaux qui conduisent à leur marginalisation, y compris les survivants et les disparus de la guerre du Liban 1975-1990, les malades mentaux, les enfants métis d’émigrés, les LGBTQA, les orphelins, les réfugiés, les enfants de la rue, les travailleurs étrangers, les femmes maltraitées et les enfants qui subissent les violences familiales, les travailleurs domestiques, les tourneurs de pigeons, les sans-abri, les malades chroniques, les artisans, les exilés et les victimes de viol. Une nouvelle en particulier, "Le rouge-gorge", rédigée par Hayat Chaker, soulève le problème du vivre-ensemble dans un contexte confessionnel. Cette histoire est frappante parce qu’elle est fondamentalement libanaise. Elle met en lumière les contradictions de notre société et s’attarde sur le paradoxe du vivre-ensemble.  Au mieux, le vivre-ensemble est un modèle de respect des droits des citoyens et de la capacité de leur résilience; au pire, il génère le genre de société dans lequel nous nous trouvons actuellement, qui permet l’oppression et les préjugés aveugles et qui conduit à la tragédie de Mariam, personnage central de la nouvelle.

Le conte de Hayat Chaker est habilement forgé. Il explore la culpabilité encore ressentie par ceux qui ont participé à la guerre du Liban, qui a pris fin officiellement il y a plus de 30 ans. Le personnage principal se prénomme Mariam, nom biblique qui existe chez toutes les communautés au Liban, la Vierge Marie étant vénérée par la chrétienté et l’islam. Mariam fait un rêve dans lequel figure le rouge-gorge qui lui rend visite chaque année. Elle se demande: "Venait-il porteur du glaive de Dieu, récupérer les âmes errantes, ou porteur d’un message de paix?" La réponse à cette triple question dépend de ce que nous faisons pour assurer le vivre-ensemble.

Les rouges-gorges sont tenus en haute estime et jamais abattus dans les zones rurales du Liban. On dit que même les chats les vénèrent. Selon le folklore, la poitrine blanche du rouge-gorge a une tache rouge, car il aurait visité le Christ sur la croix et aurait été piqué par une épine de sa couronne. La nouvelle évoque également le profond fossé qui sépare deux villages voisins, chacun appartenant à une confession différente.

Nous entendons souvent dire que la guerre du Liban n’a jamais pris fin. En effet, le travail de mémoire n’a jamais été réalisé et une version commune de l’ensemble des protagonistes n’a jamais été validée. Personne n’a été tenu responsable de la mort de milliers de victimes et les mêmes seigneurs de la guerre ont repris le pouvoir en toute impunité. Cette morale en demi-teinte, qui continue de planer sur la société libanaise, rend le pardon et la rédemption obsolètes. Il ne reste plus que le silence pour poursuivre sa vie discrètement, ainsi qu’à avaler la pilule la plus amère entre toutes: oublier l’inoubliable.

L’histoire tragique du rouge-gorge se termine en queue de poisson. Le village en tant que refuge est détruit, les gens meurent cruellement, les crimes sont dissimulés, les villageois disparaissent, le silence règne et la justice n’est qu’un autre mot gris dénué de sens. Les Libanais sont-ils condamnés au désespoir? Cette histoire poignante de culpabilité et de chagrin est-elle sans espoir? Pas tout à fait. Tant que le rouge-gorge continue de visiter Mariam chaque automne, avant d’entreprendre sa migration, le vivre-ensemble est possible, et la tache rouge sur la poitrine de l’oiseau est un signe de bon augure.