Henry Laurens, le plus grand historien vivant spécialiste du monde arabe, vient d’être élu à l’Académie des sciences d’outre-mer. Professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe, il a écrit une œuvre monumentale couronnée de prix et de distinctions, parmi lesquels le prix Gobert de l’Académie française en 2016 et le prix Phénix de littérature pour son ouvrage Orientales en 2020. Il a été successivement directeur du centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain (Cermoc) à Beyrouth et directeur de l’Institut français du Proche-Orient. Ici Beyrouth a rencontré ce grand ami du Liban pour discuter de l’impasse libanaise.

Vous avez dit un jour: "Les Palestiniens ont pour eux le droit, mais ils n’ont pas la force, les Israéliens ont pour eux la force, mais n’ont pas le droit." Je vais paraphraser votre phrase pour dire: les Libanais ont pour eux le droit, mais n’ont pas la force. Les leaders libanais au pouvoir ont la force, mais n’ont pas le droit. Comment sortir de cette impasse?

Honnêtement, je suis très pessimiste sur le Liban et sur l’ensemble du monde arabe. Je suis complètement navré et j’ai une vision lacrymale de la situation actuelle, pas seulement du Liban, mais aussi de la Syrie, de la Palestine, de l’Irak… Pour être optimiste, il faut d’abord avoir une vision réaliste des choses. "Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre", c’est la devise de Guillaume d’Orange.

Si vous passez par des ONG, ou si vous envoyez de l’argent aux écoles, c’est elles qui peuvent venir directement au secours de la population. Mais on a déversé des milliards de dollars depuis 1990 sur le Liban et cela a été une gabegie absolument exceptionnelle. À l’international, on s’évertue à dire que vous n’aurez plus un dollar si vous ne réformez pas vos institutions. Ce que votre classe politique semble ne pas entendre. Elle préfère se remplir les poches ou redistribuer cet argent à travers son système de clientèle politique. On ne va plus verser de l’argent comme auparavant, à fonds perdu.

Tous les gens ont été victimes de la classe dirigeante. Ensemble, au péril de leur vie, ils ont tous brandi des slogans contre tous les leaders visant à les destituer tous du pouvoir, et pourtant rien n’a changé…

À partir du moment où une communauté fait bloc, comme la communauté chiite, tout le système est déréglé. Vous inventez le tiers de blocage et la prise de décision est de facto paralysée. C’est cette paralysie qui entraîne la catastrophe d’aujourd’hui. Le Hezbollah et Amal coordonnent leurs activités, même s’ils ne s’aiment pas du tout entre eux.

De plus, pour que n’importe quel programme économique fondé sur des financements extérieurs soit mis en marche, ils vous diront de supprimer des milliers de postes de fonctionnaires. Votre système politique est à bout de souffle.

Et les pressions qui auraient dû être imposées pour appliquer la 1559? Qu’en est-il du rôle de la société internationale?

Il y a eu des pressions économiques.  M. Bassil a été lourdement sanctionné par les Américains. Ce fut le cas également pour un certain nombre de politiciens libanais.

Nous avons placé beaucoup d’espoir dans l’initiative française. Les Libanais-es se sentent un peu abandonné-e-s par leur tendre mère.

Encore une fois, soit les puissances étrangères négocient avec la classe politique libanaise, et c’est ce qu’ils font avec les gouvernements légaux, soit on fait une intervention militaire, mais personne n’a envie de se battre au Proche-Orient. Je ne vois pas qui enverrait une armée de 100.000 hommes à Beyrouth.

Quand il y a eu la guerre en 1975, M. Giscard d’Estaing avait envisagé d’envoyer l’armée française à Beyrouth pour séparer les combattants, mais les chefs militaires français ont répondu qu’il faudrait techniquement des dizaines de milliers de soldats…

Essayez de jouer à l’intérieur de vos communautés pour changer les référents politiques, mais tant qu’il y aura des partisans qui soutiendront aveuglément leurs leaders…

Aujourd’hui la solidarité de la diaspora est manifeste sur le plan financier, mais ne l’est pas sur le plan politique. Pourquoi, à votre avis?

Si les Libanais-es vivant au Liban sont pris-es dans l’étau de la famille, de la tribu, du clan, de la communauté, les Libanais-es de la diaspora sont brillant-e-s et présent-e-s partout dans le monde. Il y eut une époque où l’on disait "Beyrouth sur Seine". Certains hommes libanais pouvaient influencer des partis politiques français. Pendant la guerre, la diaspora libanaise était plus unie. Aujourd’hui elle est divisée pour ou contre Aoun.

Est-ce que l’alliance Aoun-Hezbollah pouvait tenir de belles promesses?

Classiquement, c’était l’alliance des minorités au sein du Proche-Orient, comme Aoun, le Hezbollah et les alaouites en Syrie, l’autre schéma s’appuyant sur la communauté sunnite au Liban et dans la région arabe, comme la politique de Hariri et de ses alliés chrétiens. Le problème au Liban, c’est que, quand un groupe forme une alliance, automatiquement l’autre groupe va prendre l’alliance contraire.

Vous n’êtes pas sévère à propos du mandat de Aoun…

De toute façon, le mandat de Aoun correspond à celui de l’effondrement. Très probablement les intérêts politiques de son parti ont retardé considérablement la mise en place des réformes. Dans un pays normal, on aurait dû avoir, en temps de catastrophe financière, un programme de réformes et un gouvernement d’union nationale qui aurait commencé à appliquer des mesures strictes. Les dégâts auraient été moindres. Mais dans le cas libanais, c’est la paralysie totale.

Et c’est aussi la totalité d’une classe politique libanaise qui est liée aux intérêts financiers des uns et des autres. Il suffit de savoir qu’ils sont dans le conseil d’administration des banques… Sans parler du clientélisme. On ne peut déplacer un planton, car ça change l’équilibre communautaire au sein d’un ministère.

De plus, si vous devez faire une carrière politique, vous devez la faire au sein de votre communauté en prétendant qu’elle est brimée à cause des autres. Vous enfermez ainsi les gens dans la communauté.

Comment créer un peuple solidaire, uni dans ses revendications, en l’absence même d’un livre d’Histoire unifié?

Quand on parle d’un même événement interprété différemment par plusieurs communautés, ce qui est positif d’un côté est interprété négativement par les autres. De plus, l’enseignement libanais est éclaté entre le public et le privé. J’avais suggéré à l’époque de faire des livres fondés sur les documents plutôt que d’apprendre mécaniquement des informations. Il n’existe pas de roman national libanais articulé autour de l’histoire des communautés. On a l’impression qu’on fait plutôt le roman d’une communauté. Les réalités historiques sont plus compliquées et ces complications ne permettent pas de neutraliser les passions. Dans les années 80, en pleine guerre libanaise, des enseignants libanais d’Histoire étaient venus à Paris à la demande du gouvernement libanais pour travailler sur un manuel d’Histoire. Ils étaient de différentes communautés et ils ont travaillé à Paris sans problème. Une fois qu’ils sont rentrés au Liban, ils ne se sont plus revus.

On a besoin d’entreprendre un travail de mémoire afin de réaliser une vraie réconciliation. Mais comment réaliser ce travail sans nommer les opprimés et les oppresseurs?

Soyons honnêtes, tant que vous avez les seigneurs de la guerre dans le gouvernement, c’est toujours difficile de tourner la page de la guerre libanaise.

Quoi qu’on pense de M. Hariri, ce n’était pas un seigneur de la guerre. Mais les autres, que ce soit Geagea, Berri, Aoun, Nasrallah, ce sont des gens qui ont fait la guerre et qui dominent la scène politique aujourd’hui. C’est très difficile de dépasser la guerre quand ses représentants sont au pouvoir.

Ce que vous appelez la classe politique légale est devenue illégale: ils ont pillé les libanais-es, ils ont stocké près de 3.000 tonnes de nitrate d’ammonium et détruit Beyrouth…

Encore une fois, la caste politique internationale ne peut discuter qu’avec les représentants légaux, c’est-à-dire la classe politique. C’est au Libanais-es de décider dans les urnes et dans le militantisme à l’intérieur des communautés.

Parmi les acteurs sur la scène politique libanaise, y a-t-il des personnes en qui la France voit d’éventuels dirigeants dignes de confiance?

La France dialogue avec toutes les composantes de la société libanaise. C’est le boulot de la diplomatie. Grâce à M. Chirac, la diplomatie française a réussi à avoir des relations privilégiées avec les sunnites, ce qui n’était pas le cas avec les prédécesseurs. Elle travaille aussi avec les chiites en Afrique. Aujourd’hui, les chrétiens ne sont plus les seuls interlocuteurs des Français.

J’ai des amis qui croient que les élections pourraient faire émerger de nouvelles forces politiques. Mais ceux qui font la révolution détestent voir émerger des leaders et ils se délitent très vite entre groupes ou coalitions. Cependant, c’est intéressant de se fonder sur les résultats des élections législatives. Certains groupes politiques auront des ressources beaucoup plus limitées qu’avant. L’extérieur ne peut pas faire grand-chose à moins que vous n’ayez une guerre généralisée au Moyen-Orient.

En tant qu’historien de l’orientalisme et connaisseur du monde musulman, pensez-vous que le document de la fraternité humaine signé à Abou Dhabi, en 2019, est suffisant pour contrer l’ultra-radicalisme jihadiste, ou faudrait-il qu’il s’accompagne d’une mise à jour de certains textes coraniques?

Il n’y a pas de lecture unique d’un texte religieux. Le pape, en 1791, condamnait les droits de l’homme. Deux siècles plus tard, les papes statuaient sur les droits de l’homme dans leur action religieuse et politique. Les textes religieux sont toujours soumis à des lectures multiples. Vous pouvez faire dire à n’importe quel texte religieux des choses totalement différentes. Si vous prenez le cas du christianisme au XVIIe siècle, Bossuet se fondait sur les Écritures saintes pour défendre la monarchie et avec les mêmes textes, au XXe siècle, on appuyait la théorie de la libération en Amérique latine. En fait, on n’est pas prisonnier des textes religieux. On en fait ce qu’on veut en fonction des intérêts de son temps, donc tout et le contraire de tout. L’Islam obéit à cette même règle. Il n’est pas unique, mais multiple. Vous avez même des courants très modernistes qui s’appuient sur les nouvelles interprétations historiques de l’Islam.

Mais le Liban est exemplaire sur ce plan. Il est très fort en dialogue interreligieux et il y a même un master en relations islamo-chrétiennes proposé par l’Université Saint-Joseph.