Monsieur le Président,

Je vous écris, geste ridicule. Je vous écris, comme désespoir se sait et reste. Ma main pathétique. Je vous écris, fou comme le réel. Ce Liban. Oui, ce pays à nouveau et l’intranquillité de toujours. Drame d’aujourd’hui. Écrire "drame" et chercher aussitôt synonyme plus radical qui rejoindrait la démence de ce réel. Dire l’apocalypse aujourd’hui. L’écrire, écrasée par la grandiloquence de ce mot, moi qui aime le langage humble, mais ce n’est plus lieu d’esthétique, l’asphyxie est dans la chair, dans les os.

Je vous écris et c’est déjà vanité. Vous connaissez mieux que moi mon pays. J’ai cessé de le comprendre dans le confort d’ici – l’ai-je jamais compris? Je l’ai quitté à 20 ans pour éviter ses opacités – l’ai-je jamais quitté? Je ne comprends pas mon Liban. Idiote ou étrangère. Pour la première fois depuis l’exil, on m’appelle l’expat, la diaspora et je suis aussitôt écartée. En être sans en être, et souffrir à la folie, comme aimer.

Je vous écris, cri de foi, aussi incertain et inouï que la foi. Aussi extravagant que la langue. L’indicible, mots marteaux pour tailler ses ombres horrifiques. Certains moqueraient ma lettre, attendris ou méprisants comme devant les petits qui se raccrochent au Père Noël, les lettres qu’ils lui adressent. Oui je vous écris de cette place, de l’enfance jamais désavouée, notre part vitale. Je ne vous parlerai pas politique, ni sempiternelle complexité du Moyen-Orient. J’éviterai ces discours qui recouvrent le quotidien, somment de penser pour ne pas ressentir. Je vous écris pour donner à voir, par la puissance du verbe et son absolution. Parce qu’il s’agirait d’éprouver sans mot, poser pleines pupilles le quotidien de ces humains. Taire tout commentaire, toute analyse, pour regarder juste. S’arrêter devant ces instants vécus, les dérouler, ne pas détourner les yeux malgré la stupeur, le désarroi.

Quand je regarde, si je vois, j’implose. Esprit, corps explosés comme Beyrouth ce 4 août. Essence pulvérisée. Alors ils retentent de m’expliquer et je redeviens l’enfant que j’ai été dans les abris en temps de guerre, à guetter le sursaut des yeux des adultes pour à nouveau toucher le sens, le salut. Me laisser traverser par la grâce. Je l’ai retrouvée quand vous vous êtes rendus au Liban après le 4 août. Le fol enthousiasme que vous avez insufflé, l’Histoire pouvait reprendre, le récit retrouvait de nouvelles voies. Je me souviens des paroles de ma mère: "Tu as un président magique, ma chérie. C’est vrai que tu es partie, mais quand on a eu notre catastrophe, ton président est venu nous rendre l’espoir." Fière que sa fille soit française parce que vous êtes son président. Et moi d’être aujourd’hui félicitée par elle qui n’a jamais accepté mon exil, parce que vous avez pris cette parole, ces actes. Mais depuis? Le 4 août enfoui sous le silence des nations. Et plus tard, mes mots vers vous depuis longtemps seront retombés. Ni vous ni moi dans ce futur désignant notre responsabilité collective, d’avoir assisté sans assistance à l’atroce agonie de nos humains.

Vous connaissez mieux que moi les enjeux géopolitiques, les jeux internationaux, les stratégies imaginées ou effectives. Mais avez-vous au creux du ventre ces visions d’avant/maintenant? Avez-vous dans la poitrine les souffles croisés de ces temporalités? Les bruits, avant/maintenant, ce que ça fait quand ça résonne dans le corps, éclate dans le sang? Je ne comprends pas mon pays natal mais j’en garde images, odeurs, sons… et je vacille dans l’avant/maintenant. Et l’après?  Demain? Panique d’impuissance. Me retourner vers vous, geste naïf, sans attente précise, mais comme l’appel ultime, l’espérance malgré tout parce qu’il est impossible de penser l’après qui se profile.

Si l’humanité en 2022 n’est pas aussi monde de droits et de dignité humaine, à quoi auraient servi l’évolution et nos inventions prodigieuses? Peut-on laisser mourir un peuple de faim, mourir de honte, mourir sans soins, mourir suicidé, mourir de larmes, mourir de deuil, mourir d’injustice, mourir d’impuissance, mourir d’arrachement, mourir de solitude? Mourir à compte-gouttes comme tortures banalisées, lente mort des condamnés. Mais condamnés par quelles lois?

Parce que j’ai appris la nécessité des lois dans le pays d’où je vous écris. Je vous écris entre deux pays, avec mon illusion de dignité, je ne subis pas leur quotidien. Mais comment rester digne si je regarde, pétrifiée, l’effondrement des miens? Je vous écris avec l’idiote fierté d’avoir un jour choisi d’être française, sans cesser de me vivre aussi libanaise, comme possession à mon insu. Comment rester fière quand les miens sont humiliés, sans réaction possible? Je vous écris au nom de valeurs partagées que j’ai intégrées en devenant française. Je vous écris pour avoir goûté en France à la douce ivresse de la sécurité. L’État, les institutions, les droits mais aussi les devoirs.

J’ai pleuré le jour de ma naturalisation, les mots qui ont porté le document officiel jusqu’à moi avaient la densité des promesses qui seront tenues, ici. Droits, devoirs, civisme. Pleuré de gratitude, pleuré d’avoir des droits, des devoirs. Du contraste entre mes deux pays, de ce que nos jeunes ne connaîtront pas, pour être nés de l’autre côté de la mer. Aujourd’hui les larmes sont de pierre, d’acier. J’aurais honte de pleurer, honte de cette eau sur les joues, ce sel qui réconforte. Je n’ai pas le droit à la mélancolie. Nous sommes au-delà de la tristesse, de la colère, de toute émotion qui trouverait étiquette. Je les retiens toutes; ne pas vaciller, serrer les dents et écouter. Aujourd’hui, je regarde sans arriver à joindre le visible à l’assimilation de ce visible.

Demander de l’aide ne nous pose pas en victimes, mais devant la seule réalité irréfutable: notre abjecte impuissance sans le secours extérieur aujourd’hui. Demander de l’aide ne dénonce pas de coupables. Oui, nous sommes aussi responsables, surtout de nos élus comme vous aviez répondu. Tous responsables. Je vous écris, geste fou, main puérile. M’insurge contre tout discours qui fait porter à tel ou tel pays la responsabilité de notre malheur, s’il ne nous joint pas aux assises. Nous sommes responsables, mais de quoi serions-nous autant coupables? Le châtiment est féroce. Je vous écris, vous implore de regarder. De revenir nous rendre l’espoir. La dignité.

La mise en acte est aujourd’hui urgente, nous n’avons plus d’espace pour les qualificatifs, les spéculations. Mon peuple se meurt de la pire des morts, l’anéantissement ordinaire.

Monsieur le Président, je vous remercie de me lire.

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