Beyrouth, 4 h du matin.

Le hall de l’aéroport grouille de monde. Bouquets de fleurs à la main ou ballons à hélium pour les plus jeunes, ils attendent impatiemment l’arrivée des voyageurs. Les mains moites, le cœur battant, je fixe le couloir où débarquent en file indienne les arrivants, poussant à toute allure les caddies où s’entassent leurs bagages. Les uns affichent un grand sourire soulagé en apercevant leurs bien-aimés, d’autres scrutent de leurs yeux inquiets, ronds de surprise, les lieux mal éclairés, mal nettoyés; des nouveaux-venus sans doute.

Trois ans se sont écoulés depuis la dernière fois que nous nous sommes vues. Depuis, les événements imprévisibles se sont succédé sans répit, nous entraînant sur des montagnes russes interminables. Enfin, je repère ma petite sœur avec mes deux neveux. La gorge serrée, je les serre fort dans mes bras. Je découvre pour la première fois son petit de 18 mois, né à Lisbonne, quand les frontières entre le Liban et l’Europe étaient closes en raison de la pandémie, quand les humiliations financières, politiques et économiques avaient commencé à pleuvoir sur Beyrouth.

Les yeux embués de larmes, je savoure le bonheur des retrouvailles tant attendues. Les retrouvailles… un mot si fréquent dans le vocabulaire des familles libanaises séparées par le destin, décomposées à contre gré, éparpillées au-delà des frontières de l’émigration.

Nous vivons dans un pays où notre sort est scellé d’avance. Nous grandissons au sein d’un même foyer, marqués au fer rouge par les mêmes traumatismes: les bombes et les explosions, les conflits inter et intra-partis, les assassinats politiques et les crises économiques. Nous grandissons aussi ensemble, bercés par la musique douce de Feyrouz et les vagues d’été qui s’écrasent sur le sable doré et les galets immaculés de nos plages méditerranéennes. Nous grandissons tantôt dans l’horreur des abris ou la joie engendrée par la fermeture des écoles, tantôt dans les files interminables devant les boulangeries ou l’opulence des festins et des soirées mondaines. Nous grandissons dans un milieu infesté par la corruption, les pots-de-vin et le népotisme, mais aussi au sein de familles portées par la culture, l’art et l’ouverture. Nous grandissons la tête pleine de rêves d’avenir, les yeux brillants d’anticipation et d’espoir, mais les chevilles liées, cimentées dans une terre qui, tel un python, avale le potentiel des générations et les désirs d’affranchissement d’une nation.

Nous sommes les enfants d’une patrie contradictoire, qui lègue aux générations successives sa mémoire collective d’ambivalences. Et nous grandissons au fil d’une histoire nationale tourmentée, pour devenir des adultes déterminés à devenir des vecteurs de changement et des graines d’espoir, par-delà les peurs instinctives de nos traumatismes, par-delà les contraintes socio-économiques et géopolitiques de notre conjoncture.

Nous savons pourtant d’avance qu’un jour viendra où nous serons séparés de nos proches et amis, que nous deviendrons des familles déchirées, dispersées aux quatre coins du monde. Nous le savons depuis notre plus jeune âge, que ce soit par réflexe d’adaptation ou par sens de réalisme, tellement les exemples ont défilé devant nos yeux innocents. Et nous oublions parfois dans notre quotidien frénétique que nous nous sommes promis alors, à nous-mêmes, aux enfants que nous étions, ou les uns aux autres, que nous grandirions pour opérer le changement tant espéré, pour faire une différence et réussir là où tous les autres, parents et ancêtres, ont échoué. Nous oublions exprès ou inconsciemment, par défaitisme ou complaisance, que nous avons un rôle à remplir, un devoir à accomplir envers nos ambitions de toujours, qu’elles soient réalistes ou chimériques, envers nous-mêmes, envers nos parents et nos enfants, envers notre patrie: le devoir de mettre fin à cette malédiction, à nos sorts condamnés à la souffrance de la séparation et de l’exil, à ce quotidien intolérable d’humiliation et de détérioration.

Il est grand temps de rallumer les étoiles qui dansaient dans nos rêves d’antan. Il est grand temps d’avoir un sursaut de dignité pour enterrer nos identités meurtrières d’antan. Que nous soyons Libanais résidents ou membres de la diaspora, l’heure a sonné de nous défaire de nos allégeances aveugles et étroites et concrétiser, dans les urnes comme dans l’action, le véritable désir de renouveau. Trêve d’atermoiement et de discours éplorés! Trêve d’abdication et de paresse résignée! Les accusations verbales et les lamentations sur les murs sociaux ne feront pas une nation! Une nation digne de ce nom: celle qui n’abandonne pas sa progéniture aux griffes de la misère, de la corruption, de l’émigration. Une nation qui ne jette pas ses seniors retraités dans la gueule de la pauvreté et du manque de soins de santé; qui ne condamne pas ses jeunes cerveaux à la fuite et à l’exil. Une nation qui retient ses plus précieux trésors, ses belles plumes, ses pinceaux créatifs, ses chirurgiens talentueux, ses inventeurs de génie. Une patrie qui cesse de transformer ses générations les plus prometteuses en des masses désorientées, qui cesse d’être cette patrie déchue d’Amin Maalouf: "Le pays dont l’absence m’attriste et m’obsède, ce n’est pas celui que j’ai connu dans ma jeunesse, c’est celui dont j’ai rêvé, et qui n’a jamais pu voir le jour."