Beaucoup d’entre vous connaissent sans doute la célèbre toile de G. Klimt exposée au musée du Belvédère à Vienne: Le Baiser. Dès le premier regard, nous sommes éblouis par la dominante or qui illumine deux personnages semblant former une seule et unique entité, deux personnages fusionnés dans une voluptueuse étreinte amoureuse. L’homme est tendrement penché vers la femme qu’il enveloppe. Celle-ci est agenouillée comme pour mieux se lover dans l’abri qu’il lui offre. Le visage de l’homme nous reste dissimulé, peut-être parle-t-il d’amour à l’oreille de sa bien-aimée, alors que celui de cette dernière exprime l’extase, fermé à son environnement extérieur, absorbant intérieurement ce moment d’intense bonheur.

Dans la foulée platonicienne, Roland Barthes donne du tableau la description suivante: "Les deux moitiés de l’androgyne soupirent l’une après l’autre, comme si chaque souffle incomplet voulait se mêler à l’autre. Le geste de l’étreinte amoureuse semble accomplir, un temps, pour le sujet, le rêve d’union totale avec l’être aimé." (Fragments d’un discours amoureux).

Cette union totale de deux êtres amoureux relève encore et toujours du fantasme inconscient de la fusion originaire avec la mère. Certains croient à l’amour dans la reproduction de cette fusion, d’autres, à l’inverse, lancent d’un air moqueur: "Tu crois encore au Père Noël!", ou énoncent, péremptoires: "L’amour ça n’existe pas!"

Barthes relève d’ailleurs le constat suivant: "Le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Il peut être parlé par des milliers de sujets mais il n’est soutenu par personne. Il est abandonné des langages environnants, ignoré, déprécié ou moqué."

Peut-être avons-nous le sentiment que nous comprenons immédiatement le sens du mot amour dès lors qu’il est évoqué, que ce sens nous paraît tellement évident qu’il n’est nul besoin de l’expliquer ou de le définir. Je vous propose d’accorder à ce sentiment, au moins le temps de cette rubrique, une écoute nuancée, en convoquant quelques penseurs. Dans le but, non de cerner le sujet ou de l’enfermer dans un discours définitif, mais bien au contraire, de le garder ouvert à l’infini des fantasmes et des expériences individuelles.

Laissons Spinoza nous mettre sur une première piste: "L’amour n’est rien d’autre qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure." Cela signifie que ce qui cause l’amour réside en réalité dans une idée, une représentation qui est extérieure à la personne aimée. On a le sentiment d’aimer une personne bien réelle alors que celle-ci est associée à une autre, la première d’entre toutes. Freud définit d’ailleurs très joliment l’amour comme "le mal du pays", la nostalgie de la terre-mère, de "la mère-univers", lieu de sécurité et de bonheur.

Dans l’amour, ce ne sont plus uniquement deux personnes qui s’aiment mais, dans l’inconscient de chacun, sont présents au moins quatre autres personnages: les premiers objets d’amour, ce qui fait dire à Freud: "Trouver l’objet d’amour, c’est le retrouver."

Voici de nouveau Barthes qui nous livre son propre sentiment amoureux: "La rencontre amoureuse, c’est le moment des histoires racontées, le moment de la voix qui vient me fixer, me sidérer, c’est le retour à la mère. Dans cet inceste reconduit, tout est alors suspendu: le temps, la loi, l’interdit: rien ne s’épuise, rien ne se veut: tous les désirs sont abolis puisqu’ils paraissent définitivement comblés." Dans la rencontre amoureuse, il y a régression à l’infantile, au prégénital. Deux personnages se retrouvent en un: l’enfant et l’adulte. C’est là le paradoxe.

Pour Freud, l’amour est essentiellement narcissique. Selon le psychanalyste, l’être humain connaît quatre formes de fixation amoureuse: "On aime: ce qu’on est soi-même; ce qu’on a été; ce qu’on voudrait être. On aime la personne qui a été une partie de son propre moi, la femme qui nourrit et l’homme qui protège."

Le choix amoureux lui-même n’est donc pas dû au hasard: ce qui est le plus souvent déterminant dans ce choix, c’est un infime trait particulier qui éveille le désir. Tout à fait inconsciemment, cette particularité peut rappeler la mère, le père, le frère, la sœur ou tout autre personnage de l’enfance.

À son tour, A. Breton nous offre une nouvelle piste: "Aimer, c’est rencontrer quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles." Cela signifie que l’amour d’un sujet révèle à l’autre quelque chose de lui qu’il ignore, qui caractérise un aspect de son identité, qu’il y a en lui cette chose mystérieuse qui fait qu’il est aimé, qui en a fait la cause du choix inconscient amoureux.

Pourtant, remarque Freud, "Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons". Parce que, dans la relation amoureuse, le sujet a tendance à s’oublier lui-même dans l’idéalisation de l’autre. Le moi amoureux perd son autonomie pour se fondre dans l’autre, dans un processus d’idéalisation et de ravalement de soi-même. Le sujet se retrouve alors dans une dépendance absolue à l’autre mais toujours insatisfait, souffrant mille morts, d’autant plus que l’amour est toujours accompagné de l’appréhension d’en être privé. Il n’y a pas "d’assurance-amour", nous prévient Lacan. Est-ce à dire qu’il nous faut accompagner Aragon et Ferrat en chantant lyriquement et tristement "Il n’y a pas d’amour heureux"?

Paradoxalement, la souffrance dans l’amour possède une saveur particulière. Dans le chef-d’œuvre de G.G. Marquez, L’amour aux temps du choléra, la mère de Florentino Ariza, qui contemple son fils brûler d’amour et vivre les pires supplices, lui donne ce conseil: "Profite de ce que tu es jeune pour souffrir autant que tu peux, ça ne durera pas toute la vie!"