Stage of Life de Stéphanie Saadé, à la galerie Marfa’

Today I felt like a change in perspective: tels sont les mots qui nous accueillent à l’entrée de l’exposition qui se tient depuis le 6 mai à la galerie Marfa’, écrits sur une carte postale représentant une vue de Paris où Stéphanie Saadé vit depuis que, comme elle le dit, "le pays a basculé". Une sorte de veduta cryptée qui induit donc un changement de perspective, puisqu’il s’agit de lire à l’endroit ce qu’en d’autres temps on lirait à l’envers et qui fait signe vers ce "basculement" du monde, et aussi vers une nouvelle étape dans la vie de l’artiste. Today I felt like a change in perspective fonctionne aussi plus largement comme une grille de lecture, une manière de voir et de comprendre les éléments de l’exposition et nous engage, avec l’artiste, dans un processus où le familier s’offre à une relecture, et où les sites qui constituent sa géographie intime sont revisités, au sens à la fois conceptuel et littéralement spatial que cela implique.

Car le travail de Stéphanie Saadé prend pour point de départ, dit-elle, le moment où l’on s’éloigne de son entourage. Ce moment correspond aussi, dans l’espace de l’exposition, au point zéro d’un parcours qui, en suivant le déroulé d’un long tapis provenant de la maison familiale et découpé en bandes égales et successives (Stage of life), comme une passerelle, nous mène vers un ensemble de travaux qui constituent les différents éléments de cette "étape de la vie" qui est aussi une "mise en scène de la vie", le titre de l’exposition nous engageant à nous saisir des différents emplois du mot "stage" (étape, scène).

Ce parcours est donc également un voyage dans les méandres de la mémoire et dans l’enchevêtrement de fils, de cheveux et de liens divers qui la tissent, un dispositif qui n’est pas sans évoquer certains travaux de l’artiste d’origine palestinienne, Mona Hatoum. Ce tissage, chez Stéphanie Saadé, de nombreuses œuvres y font allusion: A Night in a Hotel montre une taie d’oreiller appartenant à l’artiste et brodée à l’aide de fils récoltés par elle dans des chambres d’hôtels. L’objet ainsi obtenu fait le lien entre l’espace personnel et des lieux de passage. Mais aussi différents objets en tissu (Pyramid, Apocalypse). Car le tissage est l’une des modalités esthétiques du langage de Saadé. Aussi, dans sa "facture" même, le dispositif d’exposition fonctionne comme un véritable métier à tisser, jusqu’au sens le plus artisanal du terme. De même le propos, tout en tissage, mobilise des connexions à la fois autobiographiques, spatiales, matérielles et poétiques, et tisse entre eux des éléments hétérogènes.

Cette hétérogénéité, c’est également celle des éléments convoqués: les sculptures, ready-made et installations de Stéphanie Saadé, réalisées à partir de matériaux tels que la pierre, le métal, la nacre, le tissu, le papier, le verre, la terre, mettent en espace des éléments à la fois aériens (Free Poetry), mais aussi aquatiques (Where Eyes Rest) qui traduisent une forme de légèreté ou de limpidité. Une fausse légèreté toutefois qui bute sur le terrestre (Rotten Earth) car tout, en définitive, renvoie à l’incontournable minéral des blocs et des fragments d’habitats dans lesquels la mémoire est fossilisée.

Ainsi, ces objets qui font passer la lumière (Free Poetry) sont un succédané des traces de la ville et de sa poussière (celle de l’explosion notamment). De même que les impacts de balles qui criblent le rideau de fer (A Discreet Intruder, un hommage à la fois historique et poétique au travail de Fouad el-Khoury) sont des filtres qui donnent à lire – sur un autre mode – le parcours d’une vie.

Tout part donc de la maison, mais tout également permet d’y revenir. Rolling Stones, ces pierres provenant, elles aussi, de la maison familiale et dans lesquelles sont gravées les coordonnées géographiques des membres de la famille, sont les traces qui, comme dans le périple du Petit Poucet, permettent le retour chez soi. De la même manière que les points lumineux qui se projettent sur le sol de la galerie à travers les perforations du store sont les points abstracisés de ces blocs de pierre (Rolling Stones), une cartographie lumineuse, comme une voie lactée, qui montre, elle aussi, le chemin de la maison. Plus largement, la cartographie qui se déploie entre les murs de la galerie, et parfois même littéralement (A Map of my Neighbourhood Seen Through my Handkerchief) est ce qui permet de rétablir ces connexions, jamais réellement perdues, entre l’ici et l’ailleurs.

Tout part donc de la maison, mais tout également demande à revenir chez soi, car il s’agit bien sûr, finalement, de réflexions de soi autant que d’une réflexion sur soi, comme nous le rappelle un certain petit miroir enfermé dans le cadran d’une montre (Watch), qui fait signe, aussi, vers la fuite d’un temps qu’on tente de récupérer, mais aussi, ailleurs (Days Spent Inside Minutes), vers son immobilisme et son étirement en période de confinement, autant de configurations temporelles complexes avec lesquelles le soi tente de négocier (The First Second of the First Minute of the Last Hour of the Last Day).

Stéphanie Saadé, Where Eyes Rest, 2021, vidéo, 3’9’’

Sur la buée d’un carreau de salle de bain (Where Eyes Rest), un doigt promène un cheveu en entrelacs, jusqu’à l’épuisement de l’eau. L’entrelacement est une autre modalité du vaste jeu esthétique tout en complexité et finesse de Saadé. Ici, ce geste à la chorégraphie simple et savante à la fois, et le cheveu, tout en ténuité, tentent de remplir l’espace du carreau, un espace qui est aussi temporel mais que l’on échoue à remplir.

Au sein de cette complexité, et à travers elle, Stéphanie Saadé crée une syntaxe tout en tissages savants et une écriture tout à fait personnelle qui se développe par endroits en une véritable nomenclature (Alphabet, Free Poetry). Un travail à la fois exigeant et tout en ramification, dans une scénographie recherchée et intelligente.

Stéphanie Saadé est née en 1983. Elle est diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Elle a suivi également un programme de troisième cycle à l’Académie des Arts de Chine de Hangzhou. Son travail, qui a été vu en France, en Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie et en Espagne entre autres, dans de prestigieux musées, centres d’art, salons, biennales et foires d’art contemporains, peut être appréhendé comme un travail qui se démarque résolument, tout en faisant de discrets rappels, de celui des artistes libanais de la génération précédente. C’est sa deuxième exposition à la galerie Marfa’ à Beyrouth.