Rares sont les personnes, non avisées, qui distingueraient les mots blessure et plaie. Bien évidemment, les médecins savent les différencier. Mais je parle là de l’usage commun de la langue qui, très souvent, apporte des amalgames, les tolère et les démocratise. Disons que la psychanalyse, férue de langage et habitée par la symbolique qui y est véhiculée, s’est bien penchée sur la différence entre les deux signifiés. Aussi parle-t-elle, à titre indicatif, de " blessure traumatique " et non de " plaie ". En effet, si la plaie a vocation à se cicatriser, il n’en va pas de même de la blessure, laquelle devra passer par plusieurs étapes, avant de cesser d’être une blessure et de devenir, enfin, une plaie, lorsqu’une abréaction ou, au mieux, une réparation psychique ont pu se faire.

La déclaration freudienne

Dans un texte bien notoire, intitulé " Une difficulté dans la psychanalyse ", paru dans l’ouvrage Pour introduire le narcissisme, Freud affirme que l’humanité a subi, notamment par le fait de la science, trois blessures narcissiques. La première aura été celle infligée par la découverte copernicienne qui apporte la preuve que la terre n’est pas le centre de l’univers et que, pis encore au grand dam de l’humanité convaincue de son géocentrisme cosmique, la terre tourne autour d’elle-même et autour du soleil, lequel régit, par sa fixité, le système solaire. La deuxième est infligée, pour sa part, par la découverte darwinienne selon laquelle l’Homme n’est en rien supérieur à la faune avec laquelle il partage la vie terrestre ; il n’est en fait qu’un animal parmi tous les autres, un animal comme tous les autres. La troisième, enfin, est infligée par la psychanalyse qui apporte la preuve que " le Moi n’est pas maître dans sa propre maison " et que cette maison en question, la psyché humaine, est régie par l’omnipotence de l’Inconscient. On aura certainement noté que, pour Freud, la psychanalyse est une science parmi ses autres consœurs, notamment parce qu’elle met en lien la théorie de l’Inconscient et des cas cliniques de patients pris en charge, mais aussi parce qu’elle se plie à la confrontation de résultats entre professionnels. Certes, d’aucuns viendraient affirmer que la psychanalyse est, en réalité, une pseudoscience, étant donné qu’elle ne se plie pas aux exigences de la médecine par la preuve (Evidence Based Medicine). Mais le débat n’est pas là dans le cadre du présent article car, autrement, il faudra interroger le signifié même du mot science : qu’est-ce que la science ? est-elle (la seule) détentrice de la vérité ? etc. Quoi qu’il en soit, on ne saurait trancher, lorsque Freud fait cette déclaration, s’il pense que l’humanité, avec la découverte psychanalytique de l’Inconscient, subissait là sa blessure narcissique la plus violente, la plus profonde, la plus irréparable, ou bien s’il pensait qu’adviendraient évidemment d’autres blessures, plus graves encore, encore au fil du périple humain sur terre…

Sigmund Freud

Un chapelet de blessures…

En réalité, l’humanité semble évoluer au rythme de blessures successives. Il suffit pour s’en convaincre d’égrener certaines des blessures les plus saillantes de nos temps postmoderne et hypermoderne. Pensons, par exemple, à la blessure narcissique infligée, dès les années 70, à la phallocratie comme nécessité et évidence avec l’avènement des études de genre (Gender Studies), couplées à la prise d’envergure du féminisme. Le célèbre énoncé de Simone de Beauvoir, " On ne naît pas femme, on le devient ", ne vient-il pas étayer le concept de base des études de genre selon quoi les normes se reproduisent à un point tel qu’elles finissent pas sembler originelles et naturelles, alors même que le genre n’est, au final, qu’un construit social ? Les neurosciences, elles-mêmes, apportent la preuve de la plasticité du cerveau par des techniques d’imagerie cérébrale, réfutant de ce fait le déterminisme biologique et apportant la preuve que l’identité sexuelle est due à une empreinte culturelle et non au genre assigné à la naissance. Pensons, en outre, à cette autre blessure narcissique, infligée récemment par la recherche génétique à la psychanalyse, dans le domaine de l’approche de l’autisme : dans ce sillage, il est prouvé que l’autisme et les traits autistiques font partie de la nature humaine depuis très longtemps, voire que certains gènes liés à l’autisme font partie de notre patrimoine génétique hérité des singes, avant que l’Homme ne se sépare du singe, pour enclencher l’aventure de l’espèce humaine. Certains autres gènes liés à l’autisme sont évidemment plus récents en termes d’évolution, mais ils ont tout de même 100 000 ans d’existence. Aussi est-ce pourquoi on parle désormais de " spectre autistique " : nous sommes tous, dans un sens ou dans un autre, quelque peu autistes, car chacun de nous possède l’un ou l’autre des traits relevant du spectre en question, en l’occurrence une mémoire formidable, un talent artistique, une hypercalculie, une capacité exceptionnelle à distinguer les détails… L’autisme ne saurait donc plus être considéré exclusivement comme un handicap, notamment depuis que la génétique a réussi à prouver que ce sont bien nos ancêtres autistes qui ont eu un rôle fondateur dans l’avènement de l’évolution humaine, grâce à leurs dons exceptionnels. Pensons, par ailleurs, à la blessure narcissique que la théorie du biocentrisme inflige à la posture anthropocentrique : Robert Lanza, médecin américain et promoteur du biocentrisme, ne défend-il pas, dès 2007, au travers de moult arguments dûment documentés et cherchant à s’accorder aux expérimentations en cours de la superposition quantique, l’idée que la biologie est au cœur même de la vie, de l’être et du cosmos et, plus encore, que c’est bien la conscience qui créerait ce cosmos et non l’inverse ? (N’hésitez donc pas à lire Biocentrism: How Life and Consciousness Are the Keys to Understanding the True Nature of the Universe, même si vous risquez d’être fortement déstabilisés). Pensons, aussi, à cette blessure narcissique que l’intelligence artificielle, pourtant bel et bien fille de notre intelligence humaine propre, inflige à notre suprématie humaine : ne nous promet-elle pas que les humanoïdes se partageront sous peu le monde avec nous et qu’il est fort probable qu’ils nous dépassent en toutes choses ? Pensons, pour finir, à un événement bien récent : la pandémie de la CoVid-19. Celle-ci n’a-t-elle donc pas infligé de vraie blessure narcissique à l’évolution pourtant avérée de la médecine, à notre persuasion d’être sur la voie même de l’immortalité de l’espèce humaine alors même que nous découvrons la bien trop grande faillibilité de notre système immunitaire pris en otage par l’infiniment petit, un virus ?

https://www.pourlascience.fr/sd/neurosciences/autisme-les-neurones-miroirs-hors-de-cause-10588.php

À une échelle plus courte

Revenons, pour clore cet article, à ce qui nous concerne, nous, Libanais, à notre bien courte échelle, à l’heure actuelle : nos législatives. S’il est un peuple aux multiples blessures jusque-là incurables, irréparables, c’est bien nous, peuple libanais. Je ne crois pas qu’il y ait un seul parmi nous tous qui n’en soit d’accord. Nos blessures, qu’elles soient séculaires ou récentes, sont grand-ouvertes, infectées, douloureuses, suintantes, puantes, abominables à regarder, et j’en passe. Aussi est-ce la raison pour laquelle il nous faudra éviter de nous infliger, le 15 mai prochain, le coup de grâce qui finira par nous achever. Votons et faisons voter le retour à la dignité, à la liberté, à la souveraineté, pour l’accès à un État du respect des droits humains. Que nos votes nous permettent (enfin !) de panser nos blessures et d’espérer qu’elles se cicatriseront un jour, en devenant des plaies. Car, dans le cas contraire, il va sans dire que la prochaine blessure narcissique nous sera létale : à l’instar du " Moi [qui] n’est pas maître dans sa propre maison ", aucun Libanais ne sera plus jamais le citoyen de son pays, qu’il y demeure, ou qu’il vienne à le quitter. Si l’on croit en la vie après la mort, il n’y sera plus qu’une âme errante. Maudite et en peine. Sans aucun iota de narcissisme ni primaire ni secondaire…

Caravaggio, Narcissus, 1599.

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