Qu’y a-t-il de plus banal comme fait divers que deux personnes qui abandonnent un animal domestique à quelques kilomètres de leur domicile pour s’en débarrasser une fois pour toutes? En France, surtout au début des grandes vacances, des milliers de chiens et de chats sont, chaque année, laissés par leurs maîtres sur des aires d’autoroute puisque, tout à coup, ces animaux de compagnie n’amusent plus la galerie. Ils atterrissent forcément dans les refuges de la SPA, où il leur faut de nouveau faire les yeux doux afin de se faire adopter par des gens peut-être plus consciencieux, probablement plus responsables.

Mais lorsque les deux personnes abandonnant une chatte près d’une plage sont Haruki Murakami encore enfant et son père, ce fait divers remontant à 1955 prend une tout autre ampleur. Il s’agit même d’un "scoop" puisque l’écrivain japonais est réputé pour son aversion des confessions d’un enfant du siècle à la manière d’Alfred de Musset. Dans Abandonner un chat, Souvenirs de mon père, Les harukistes assistent à un vrai tournant, car cela fait des années que des journalistes s’acharnent, mais en vain, sur l’auteur dans l’espoir d’en extirper quelques bribes intimes sur son enfance et sa relation avec les siens. L’homme discret et secret se contentait jusqu’à présent de leur demander, gentiment, de se pencher exclusivement sur son œuvre prétextant qu’il n’était, quant à lui, que "le fils ordinaire d’un homme ordinaire".

Murakami se livre comme jamais

Haruki Murakami publie ce petit opus, en 2019, à 70 ans. Onze ans après la disparition de son père, en 2008, il réussit enfin à briser la glace et à se livrer comme jamais, à relater leurs souvenirs teintés d’une délicate nostalgie à la japonaise. Après la scène de la chatte abandonnée, il fait le portrait de son grand-père paternel, né dans une famille de paysans dans la préfecture d’Aichi. Benshiki Murakami était un prêtre bouddhiste du temple Anyoji, de l’école Jodo. Dur d’oreille, avec un fort penchant pour le saké, il est fauché un jour par un train, déchirant soudain le rideau d’une pluie battante:

Bon vivant, il était de santé robuste, mais malheureusement, à l’âge de soixante-dix ans, le matin du 25 août 1958, peu avant neuf heures, tandis qu’il traversait la voie ferrée de la ligne Keishin, reliant Kyoto (Misasagi) à Otsu, il fut heurté par un train et mourut.

Le romancier éprouve un grand besoin de dire la vérité telle qu’elle lui apparaît, et d’égrener les détails avec la précision d’un clerc de notaire. Son père est né le "1er décembre 1917 (soit en l’an 6 de l’ère Taisho), à Kyoto, Awataguchi, arrondissement de Sakyo". Il avait "donc appartenu à une génération que l’on ne peut qualifier que de malchanceuse". À cette époque, la famine rôdait en compagnie de sa jumelle la misère. Les temps étant très difficiles, les Japonais devaient se battre pour survivre. Ils plaçaient souvent leurs enfants dans des temples voisins ou les faisaient adopter par des familles aisées pour avoir moins de bouches à nourrir, ce qui fut le cas du père. C’était à peine mieux que le temps de La Ballade de Narayama, ce film de Shohei Imamura qui aborde le Japon du XIXe siècle et une coutume consistant à abandonner les parents âgés sur une montagne pour permettre aux jeunes de survivre.
Chiaki Murakami, le père du romancier, est le cadet d’une fratrie de six garçons. Il avait étudié pour devenir prêtre bouddhiste comme son père, mais le hasard en a voulu autrement. À la suite "d’une erreur de paperasserie", il est arraché à ses cours assidus et à ses prières pour participer, malgré lui, à une guerre atroce contre la Chine. Il sera ensuite enrôlé à trois reprises pendant la Seconde Guerre mondiale, et c’est un miracle qu’il ne soit pas mort. C’est alors que l’on comprend toute l’importance de la scène initiale et la métaphore du chat abandonné sur la plage. Le retour de l’animal domestique illustre celui du père qui échappe à l’abandon et à la guerre pour retrouver la douceur du foyer familial.

"Je me souviens de son expression quand il avait découvert que la chatte abandonnée sur la plage était revenue à la maison avant nous: stupeur, puis admiration, et enfin soulagement."

Murakami et le travail de mémoire

Dans la pensée bouddhique, la frontière entre l’homme, l’animal et le végétal reste bien poreuse. Haruki Murakami reprend la thématique du chat et en fait une métaphore filée. Au sommet de son art, il se souvient d’un chaton tout blanc, tout mignon, à la fourrure soyeuse, qu’il avait lorsqu’il était enfant. Un soir, assis dans la véranda, il a vu la petite boule escalader très rapidement le tronc du pin dans la cour comme pour l’impressionner par son agilité. Mais, une fois au sommet, le petit félin s’est mis à miauler, à appeler au secours, car il ne savait pas comment redescendre. Septuagénaire, Haruki s’identifie alors à cet animal monté si haut, et il songe sans doute à sa mort et "à l’extrême difficulté de descendre directement vers le sol". Mais depuis qu’il est parvenu à "une espèce de réconciliation" avec son père, il sent entre eux "un lien flagrant, un lien qui (lui) donne de la force". Fils et petit-fils de moines bouddhistes, il se voit également comme une goutte de pluie, une goutte parmi des millions d’autres, mais une goutte avec ses propres sensations, sa propre histoire, et surtout avec sa responsabilité de transmettre ce dont elle a hérité, la saga familiale.

"L’histoire n’appartient pas au passé. C’est quelque chose qui coule comme du sang chaud et vivant à l’intérieur de la conscience ou de l’inconscient et qui, inévitablement, se transmet à la génération suivante. En ce sens, ce qui est écrit ici n’est pas seulement une histoire personnelle, c’est aussi un fragment de la grande histoire qui bâtit le monde dans lequel nous vivons."

Un livre exceptionnel dans la carrière de Murakami

Abandonner un chat, Souvenirs de mon père est un opus sur le travail de mémoire et son importance. Avec une incroyable économie de mots, son auteur réussit à créer une atmosphère fascinante. En nous transportant dans un monde de chats et de gouttes de pluie, Haruki Murakami nous narre merveilleusement l’humanité et son histoire. Comme sa devise inscrite sur sa bibliothèque à Tokyo, il explore ici ses propres histoires, il parle avec le fond de son cœur. Il ne nous reste qu’à remercier Emiliano Ponzi pour ses très belles et tendres illustrations, et Hélène Morita pour sa talentueuse traduction.

Chronique rédigée par Fawaz Hussain

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