L’affaire des jeunes de Tripoli et du Liban-Nord en général qui ont rejoint le groupe " État islamique " (Daesh) en Irak depuis les derniers mois de 2021 a rebondi au-devant de la scène à l’annonce, il y a deux jours, de six d’entre eux. Quel est leur nombre réellement? Quel est le contexte social et politique qui a mené à ce phénomène? Quels sont les liens avec le Hezbollah et l’Iran ? Décryptage. 

Six Libanais ont été tués lors d’opérations contre le groupe terroriste État islamique – Daesh en Irak, dans la nuit de samedi à dimanche. Selon des sources sécuritaires irakiennes citées par l’Agence nationale irakienne, des Libanais originaires de Tripoli et du-Liban-Nord ont été tués par des frappes aériennes au cours d’opérations de contre-terrorisme, en réponse aux offensives meurtrières de l’organisation ces dernières semaines, notamment l’attaque nocturne contre une base militaire de la province de Diyala à l’est du pays (Daesh tue 11 soldats irakiens dans une attaque à l’est).

Bien que les autorités irakiennes aient proclamé leur  " victoire  " contre Daesh fin 2017, des cellules dormantes de l’organisation continuent d’opérer en Irak et en Syrie. Des cellules composées d’hommes recrutés un peu partout dans la région, dont le Liban. Depuis le début du mois de janvier, des informations font état de la " disparition soudaine " de dizaines de jeunes Libanais sunnites du Liban-Nord, notamment de Tripoli, qui auraient rejoint l’organisation jihadiste. Selon le ministre libanais de l’Intérieur libanais, Bassam Maoulaoui, " 37 personnes résidant au Liban avaient rejoint l’organisation, dont 10 avaient quitté le territoire de manière légale par l’aéroport de Beyrouth ". Le ministre qui avait tenu ces propos au cours d’une émission télévisée le 13 janvier, avait précise que " depuis août 2021, deux personnes, un Libanais et un Palestinien " étaient morts en Irak.

Une fuite en avant pour des jeunes défavorisés

Quel est le nombre de ces jeunes LIbanais qui s’étaient " volatilisés ", selon leurs parents, depuis le début de l’année, pour rejoindre les rangs dudit " État islamique " et comment sont-ils parvenus à quitter le pays et à atteindre l’Irak ?

Il est important de relever d’emblée que l’incertitude continue de prévaloir au niveau des chiffres et que des informations contradictoires circulent toujours dans les médias à ce sujet: certains font état ainsi " de plusieurs centaines " de jeunes à avoir rejoint l’organisation. Ce chiffre semble toutefois exagéré. D’abord parce que la disparition de " plusieurs centaines " de Libanais aurait été remarquée, et ensuite, si des " centaines de Libanais " avaient effectivement rejoint le groupuscule terroriste, cela reviendrait à dire que la région serait déjà largement sous l’influence des jihadistes.

Des experts dans le domaine de la sécurité estiment que le nombre de cas effectif est inférieur à 100. Jusqu’à présent, une cinquantaine de jeunes serait portée disparue, dont 15 seulement ont contacté leurs proches en leur annonçant se trouver hors du territoire libanais, entre la Syrie et l’Irak vraisemblablement. Huit d’entre eux ont été déclaré morts, que ce soit par le ministre Maoulaoui début janvier ou par les autorités irakiennes dimanche dernier.

Selon le frère de l’une des personnes tuées en Irak, 140 personnes auraient fui le Liban " par peur de se retrouver en prison ". " Mon frère était innocent et n’avait rien à voir avec toute cette question de jihadisme ou d’autres dossiers criminels ", dit-il. Cette version selon laquelle les jeunes auraient fui de peur de se faire arrêter par les autorités pour divers crimes, réels ou fabriqués de toutes pièces, est " plausible ", estiment des sources proches du dossier, qui rappellent le traitement réservé par les services de renseignements à des manifestants tripolitains en janvier 2021. Plusieurs parmi eux avaient été incarcérés durant des semaines pour des " soupçons de terrorisme ", avant d’être relâchés.

Ces jeunes ont de moins en moins confiance dans une justice libanaise qu’ils considèrent comme " sélective et arbitraire ", dans la mesure où " elle ne serait plus aujourd’hui qu’une sorte d’appareil idéologique d’un État aux mains du Hezbollah ". Ils se sentent des " boucs émissaires " à qui on fait assumer la responsabilité de tous les maux du pays, estime-t-on de mêmes sources. Les retards dans les procès des personnes arrêtées, qui croupissent longtemps dans des geôles dont l’état est pour le moins révélateur de l’effondrement total de l’État libanais, et dans des conditions sanitaires tragiques avant depouvoir comparaître devant un juge, rajoutent au phénomène de panique. Et si on ajoute les difficultés socio-économiques exacerbées avec la crise, d’une frange de la société qui était à la base pauvre, on trouve ainsi réunis tous les facteurs varorisant un endoctriment de jeunes livrés à eux-mêmes, traqués et sans perspectives d’avenir.

Selon Badih Karaani, conseiller du Centre d’études sur le terrorisme, contacté par Ici Beyrouth, " un réseau paie les dettes de ces jeunes au Liban, qui s’élèvent entre 100 et 200 dollars, ainsi que les frais des passeurs ", qui pourraient bien atteindre les 5.000 dollars US, comme le rapportent plusieurs médias. " Ce réseau leur promet des salaires oscillant entre 500 et 1000 dollars US une fois qu’ils ont rejoint les rangs de l’EI ", précise-t-il.

Les différentes versions avancées sur ce phénomène s’accordent sur certains points : L’endoctriment et le recrutement de jeunes sunnites a débuté après l’assassinat d’un agent de renseignement à la retraite, Ahmad Mourad, alias " Abou Ziad " Mourad, en août 2021. Les aveux de plusieurs jeunes arrêtés à la suite de cet assassinat avait permis le démantèlement d’une cellule jihadiste à Bab el-Tebbené, mais plusieurs de ses membres avaient entretemps quitté le territoire et donné le coup d’envoi d’une véritable chasse aux sorcières à la faveur de laquelle plusieurs personnes avaient été arrêtées. Pris de panique, plusieurs jeunes avaient préféré quitter le Liban plutôt que de risquer la prison. Fin 2021, les services de renseignement de l’armée avaient arrêté cinq jeunes, des mineurs dans leur grande majorité, en partance pour l’Irak.

Daesh, une aubaine pour Téhéran

Selon les différentes versions relayées, un réseau mafieux prenait contact avec des jeunes sunnites défavorisés, les attirant avec des sommes modiques,  malheureusement considérées comme une fortune par les familles touchées de plein fouet par la crise socio-économique libanaise. Ces jeunes seraient ensuite menacés de prison, voire victimes d’un chantage. Le départ pour l’Irak devient ainsi un moindre mal à leurs yeux. Certains sont partis via l’aéroport international de Beyrouth soit par le biais de vols directs, soit en transitant par la Turquie, dotées elle aussi de frontières poreuses avec la Syrie. Leur jeune âge, ou même leur condition de mineurs, fait qu’ils ont moins de risques d’être fichés par les services de renseignements. Mais l’histoire ne dit pas comment ils ont pu prendre l’avion sans l’autorisation parentale de rigueur? Leur a-t-on remis de fausses autorisations? Probablement. D’autres, " quittent le territoire par Wadi Khaled dans le Akkar ou, c’est le cas de la majorité d’entre eux, par la Békaa, à travers un passeur de la famille Hmeidé connu des services de renseignements ", indique M. Karaani.

Selon plusieurs sources concordantes, certains appareils et réseaux, officiels comme officieux, pousseraient, dans un jeu pervers et sordide de manipulation à des fins politiques, ces jeunes, issus de milieux misérables, à se radicaliser dans le but de " diaboliser Tripoli en lui collant l’image d’un nouveau Kandahar " – et avec elle la communauté sunnite.

Contacté par notre collaborateur Ahmad Ayash, l’ancien ministre de la Justice et ancien directeur des Forces de sécurité intérieure, Achraf Rifi, fait assumer au Hezbollah la responsabilité de cette manipulation, dont il serait le principale bénéficiaire: " Le Hezbollah profite de la ‘réanimation’ de Daech pour montrer que le camp adverse se radicalise, et qu’il doit donc jouer son rôle de lord protecteur des minorités " contre les " takfiristes " et autres jihadistes.

L’ancien ministre s’interroge également sur l’identité de ceux qui ont permis à ces jeunes de traverser la Syrie pour atteindre l’Irak, alors que ce territoire est ultra-sécurisé. Il est rejoint sur ce point par Badih Karaani: " Selon des cheikhs tripolitains qui connaissent certains des jeunes qui ont rejoint Daesh, ces derniers n’ont pas eu à camoufler leurs orientations ou appartenances religieuses lorsqu’ils ont traversé le territoire syrien et les barrages des milices proiraniennes, comme le Hezbollah ou la brigade des Fatimides (le Hezbollah afghan composés de Hazaras), et du régime syrien. Le passage leur a donc été facilité ". Des images qui ne sont pas sans évoquer celles des bus climatisés apprêtés par le Hezbollah et qui avaient permis aux combattants de l’EI de quitter la zone frontalière libano-syrienne au terme de l’offensive de " l’Aube des jurds ", menée par l’armée libanaise contre les milices jihadistes en août 2017.

Selon M. Karaani, le Hached el-Chaabi, la milice irakienne pro-iranienne qui refuse de remettre ses armes illégales à l’État irakien, profiterait ainsi de cette réapparition du groupe " État islamique " pour, d’une part, justifier son refus d’être désarmée et, de l’autre, affaiblir les forces gouvernementales irakiennes, qui réclament la dissolution des milices soutenues et armées par Téhéran.

Il est donc clair que le régime des mollahs ferait d’une pierre deux coups en permettant le passage de nouveaux combattants qui viendraient grossir les rangs dudit " État islamique ", rendant de ce fait cette organisation plus menaçante, dans le but de renforcer ses bras armés au Liban et en Irak. C’est le jeu sournois de la montée aux extrêmes: la réémergence d’un extrémisme sunnite armé justifierait aussitôt la présence d’un contrepoids pour le neutraliser. Un jeu de pompier-pyromane que le régime syrien a joué au Liban depuis des décennies, et, depuis 2005, repris par le Hezbollah, à la recherche d’une légitimitation constante de ses armes à l’heure où la controverse à leur sujet bat son pleine sur la scène politique locale et régionale.

Par la même occasion, et toujours sur les traces du régime syrien, cette manipulation permet au Hezbollah de s’ériger en sauveur providentiel des minorités apeurées et à la recherche d’une protection face à l’extrémisme, un élément fondamental de la propagande visant à au raffermissement du projet de " l’alliance des minorités ".

Un manque de responsabilité des acteurs étatiques et politiques  

Le ministre de l’Intérieur, Bassam Maoulaoui, avait affirmé suivre le dossier tripolitain au quotidien dans la mesure où " l’image réelle de Tripoli n’est pas " celle du radicalisme et du terrorisme que certains cherchent à lui assigner. Or cette diabolisation n’est ni récente ni innocente. Les proches de ces jeunes demandent des réponses. Eux-mêmes ont prévenu les services de sécurité de la disparition soudaine de leurs enfants pour tenter de comprendre ce qui se produit.

Selon Badih Karhani, l’armée travaille consciencieusement pour démêler le bon grain de l’ivraie et tenter d’assainir la situation en barrant la voie à toutes sortes de rumeurs : " Les services de renseignements de l’armée ont été respectables. Leur but est d’éviter une radicalisation, et non pas d’arrêter des jeunes hommes et de les jeter en prison. Arrêtés le mois dernier, cinq jeunes ont été remis, après interrogatoire, au mufti de Tripoli par intérim, le cheikh Mohammad Imam, en présence d’un cheikh tripolitain connu pour ses positions radicales et ses provocations. C’était un message de la part de l’armée et des services de renseignement pour faire porter aux dignitaires religieux la responsabilité de leurs actes et de leurs paroles. "

Ce message semble avoir été compris par les autorités religieuses sunnites du Liban-Nord, qui ont depuis condamné dans leurs discours et prêches l’enrôlement et l’envoi de jeunes sunnites du Nord vers l’Irak et la Syrie. L’armée tenterait ainsi de prévenir la radicalisation des jeunes en coopération avec les familles et les autorités religieuses. Les personnes immergées dans les réseaux terroristes sont ainsi surveillées et arrêtées. Mais la troupe se comporterait différemment avec les jeunes âgés de 15 ou 16 ans, consciente de la facilité avec laquelle l’endoctrinement se fait à cet âge, et du fait que la prison ne résoudrait pas leur problème, mais contribuer au contraire à l’empirer.

Il est clair que des difficultés financières accompagnées de négligences familiales ou de la part d’autorités religieuses a permis que ces jeunes sunnites soient enrôlés, selon M. Karaani, qui note que tout le monde recherche encore plusieurs personnes disparues. D’autant qu’il existe des craintes, chez certaines autorités religieuses et politiques, que ces personnes " soient utilisées pour une opération sécuritaire d’envergure au Liban avant les élections législatives de mai 2022 ".

Achraf Rifi pense ainsi que le Hezbollah pourrait utiliser ces jeunes ou Daesh, " non seulement pour diaboliser le camp adverse, mais peut-être aussi pour provoquer l’annulation des prochaines élections législatives par le biais d’un événement sécuritaire ou de tensions à Tripoli ", selon les propos recueillis par Ahmad Ayash pour Ici Beyrouth.

Citant des sources proches du dossier, M. Karaani estime que " certains d’entre eux se trouvent encore au Liban et se cachent par peur de représailles des autorités, tandis que les familles, les autorités religieuses ainsi que les militaires les encouragent à se livrer s’ils n’ont encore rien à se reprocher".

Il est de plus en plus question de " malaise sunnite ", surtout depuis le retrait de scène du chef du Courant du Futur, Saad Hariri. Le Liban-Nord et Tripoli sont aujourd’hui l’épicentre de ce malaise, dans la mesure où la communauté sunnite nordique, et tripolitaine en particulier, est exploitée à des fins politiques dans le but de renforcer les divisions entre Libanais. Cette diabolisation est facilitée, parfois même provoquée par l’injustice de l’État envers les Libanais en général, mais surtout envers la capitale du Nord. Les responsables politiques refusent depuis des décennies de développer la ville et d’aider la population à sortir de la misère. Les zaïms de Tripoli, millionnaires de surcroît, se contentent de slogans creux et populistes, sans se préoccuper des besoins réels de la population.

L’absence de l’État, dépossédé de son monopole de la violence légitime et de politiques publiques rationnelles au profit du mini-État, a ainsi permis à des réseaux mafieux et terroristes d’entrer et de sortir du Liban par des frontières poreuses qui continuent de dépendre du bon vouloir du régime Assad, et pousse désormais les jeunes au désespoir afin de mieux pouvoir les embrigader dans des combats idéologiques.

À défaut de mourir de faim dans les rues de leur ville ou d’injustice dans ses prisons, en Méditerranée à la recherche d’une quelconque terre promise, ils iront ainsi servir de chair à canon dans des contrées désertiques, à des centaines de kilomètres de chez eux, afin de conforter idéologies aveugles, enjeux de pouvoirs, appétits de conquêtes et autres stratagèmes hégémoniques des uns et des autres. Et c’est là l’un des visages les plus répugnants du malheur libanais d’aujourd’hui.

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