Un an après son assassinat, Lokman Slim reste plus que jamais un phare pour de plus en plus de personnes. Même si la peur ou la fatigue nous prennent parfois, le combat continuera jusqu’à la victoire.

C’est à Emil Cioran que j’emprunte le titre, ce philosophe roumain dont Lokman avait traduit en arabe certains des aphorismes. Aphorisme pourrait être un bon mot pour qualifier Lokman. Il avait en effet cette capacité de résumer d’une façon très brève ses analyses et conclusions, qui, comme des flèches tirées par un archer virtuose, visaient droit au but. C’est d’ailleurs ce qui a mené à son exécution.

Il y a un an, Lokman a été retrouvé en plein fief du Hezbollah, assassiné par six balles. Quelques jours auparavant, il avait présenté en quelques minutes sa vérité, reprise depuis par tous, au sujet des 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium dont une partie avait explosé dans le port de Beyrouth, faisant plus de 200 morts et des milliers de blessés, et défigurant une partie de la capitale.

Les terroristes l’ont fait taire et l’État n’a rien fait pour le protéger, alors que des menaces de mort claires avaient été placardées sur l’enceinte de son domicile. Tout comme pour l’enquête sur l’explosion du port, la justice est prise en otage par le Hezbollah. Ils ont fait taire Lokman parce qu’il savait ce que signifiait la République et la démocratie, parce qu’il parlait d’avenir, qu’il possédait une vision et qu’il avait le don de la transmettre.

Les intégristes tuent soit pour établir un nouveau régime, soit pour se protéger. Mais en plus, ils tuent un peu, par "pédagogie".

"Pédagogie". Ce terme, Lokman me l’avait sorti quelques jours après l’assassinat du photographe Joe Bejjani. C’était le 26 décembre 2020. Nous dînions au Sporting, dans une petite infidélité à Abou Naïm, et Lokman avait qualifié ainsi cette exécution. Le message de la liquidation du photographe avait été reçu cinq sur cinq par d’autres. Celui de Lokman le sera aussi par beaucoup.

Il faut garder en tête que le terroriste veut terroriser. Lui montrer qu’on ne cède pas à sa terreur, c’est déjà une victoire. Se sachant menacé, Lokman vivait. Il vivait pleinement. Alcool, cigarettes, grandes tablées. Il m’était difficile de suivre ce rythme.

Le grand problème au Liban, c’est de choisir le type de société que l’on veut pour le pays. Et, au XXIe siècle, la seule société possible, c’est la République moderne, comme partout dans le monde. Au temps de Facebook, Netflix et Instagram, c’est ça l’avenir.

Mais discuter du type de société avec des gens qui ont déjà leur type de société en tête, cela n’en vaut pas la peine. Ceux qui veulent discuter ne le font que pour perdre ou gagner du temps. Ce sont des manœuvres politiques. Le Hezbollah nous dit: "Nous, ce qui nous intéresse, c’est la révolution islamique, nous ne voulons pas de votre démocratie. Si nous sommes avec votre démocratie, c’est parce que cela va nous permettre de réaliser notre révolution islamique."

Ceux qui refusent de voir cette réalité et qui ne parlent que de corruption et de mauvaise gouvernance le font par manœuvre politique, dans l’espoir de récupérer la place des responsables corrompus qui sont soutenus par les armes illégales. Mais c’est une illusion de croire que la mafia au pouvoir est assez stupide pour se laisser avoir. Ce sont des gens très intelligents. Ils ont verrouillé le système avec une loi électorale taillée à leur mesure pour empêcher toute opposition. Ils ont des militants à foison et, surtout, ils ont des moyens colossaux. Ils peuvent acheter n’importe quelle plateforme médiatique et des réservoir de voix aux prochaines élections. La crise économique dans laquelle nous nous trouvons leur sera, dans ce cadre, d’une grande aide.

Lokman a été exécuté par des personnes qui pensent que l’élite doit être sacrifiée à un moment donné dans le cadre de leur projet. En commettant des actes choquants, ils anesthésient les masses, la conscience et la société civile. Ils réveillent aussi l’esprit communautaire, sèment les divisions et diffusent la peur pour mieux asseoir leur idéologie assassine.

Ces criminels veulent nous faire croire que ceux qui empêchent la paix, ce sont les démocrates. Mais ils ne réussiront pas. En un an, tous les tabous sont tombés et la parole s’est libérée.

Rares sont ceux qui n’associent plus la corruption et la mauvaise gouvernance à l’occupation iranienne. Même Rim Haïdar qui dirigeait en décembre 2019 l’attaque contre la tente du Civic Influence Hub (CIH) au centre-ville, avant qu’elle ne soit brûlée, pour empêcher la tenue d’une conférence sur la neutralité, a mis la abaya que Hassan Nasrallah lui avait offerte en septembre 2006 à vendre. À Chouaya, Khaldé et Aïn el-Remmaneh, la population locale s’est soulevée contre le Hezbollah. Un Conseil national pour la levée de l’occupation iranienne a même été créé. Emmanuel Macron qui, après l’explosion du port parlait de corruption et de changement de système, défend depuis l’accord de Taëf et la souveraineté du pays et réclame l’application des résolutions des Nations unies. Même les pays arabes qui, en mai 2008, avaient soutenu l’accord de Doha, viennent de présenter une initiative qui impose à l’État libanais une feuille de route à suivre pour recouvrer son indépendance.

Un an après son assassinat, Lokman Slim reste plus que jamais un phare pour de plus en plus de personnes. Même si la peur ou la fatigue nous prennent parfois, le combat continuera jusqu’à la victoire. Les assassins veulent semer la mort pour cultiver la haine, et nous, nous voulons vivre en paix pour les vivants.

À Salma, Rasha et Monika, j’ajouterai ces quelques mots, tirés du dernier livre de Christophe André: "Je ne sais pas si nous pourrons vous consoler. C’est très difficile, la consolation: on ne peut rien réparer, rien changer à ce qui fait souffrir, on sait que nos paroles ne peuvent apporter qu’un réconfort passager, voire pas de réconfort, voire encore plus de souffrance, parfois; parce qu’elles sont maladroites, impuissantes, parce qu’elles arrivent au mauvais moment."

Vous nous avez donné une grande leçon de vie et de courage, et tout comme Lokman, vous êtes devenues des exemples à suivre.