La fin de la Première Guerre mondiale et ses conséquences se sont traduites directement sur la scène internationale. Vaincu, l’Empire ottoman a dû ainsi renoncer à ses provinces non-turques, conformément au traité de Sèvres de 1920 et, ultérieurement, lors de la création de la République turque moderne, en vertu du traité de Lausanne de 1923.

À la même époque, l’Égypte s’était retrouvée sous protectorat britannique et le khédivisme avait été remplacé par une monarchie dotée d’un Parlement actif et capable de former un gouvernement aux pouvoirs exécutifs, opèrant sous l’égide de l’occupation et du Palais. Ce qui était connu sous le triptyque " Anglais, Palais, Parlement ", au sein duquel le parti Wafd et son chef, Saad Zaghloul, pesaient de tout leur poids.

Une décennie à peine après ce cataclysme mondial et ses retombées sur le Moyen-Orient, des voix s’élevèrent pour revendiquer l’instauration d’un Califat, alors que les Turcs et leur représentant laïc, Mustafa Kemal “Atatürk”, y avaient définitivement renoncé.

Cependant, cette fois-ci, c’est la composante arabe, et plus précisément égyptienne, qui lança un appel à l’instauration d’un califat islamique, en se basant sur un passé ottoman proche et une longue histoire depuis les Omeyyades et les Abbassides jusqu’aux Ayyoubides et aux Mamelouks, qui avaient brandi l’étendard de l’islam comme idéologie sous-tendant la légitimité de la gouvernance, et l’exercice et l’appropriation du pouvoir ainsi que sa propriété. Ce faisant, la création des Frères musulmans en 1926 n’avait pas besoin d’une caution historique ou d’une quelconque justification, toute démarche pour restaurer le Califat islamique étant gravée dans l’inconscient collectif des peuples arabes et islamiques.  Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un devoir, étant donné que cette prédication rejette par principe le concept de la défaite des musulmans et cherche à redorer leur blason, en reproduisant le modèle de l’individu musulman selon des critères qui le placent au service du groupe communautaire sans aucune hésitation, puisque ce dernier œuvre pour le triomphe de la religion et le salut de l’humanité.

Dans une lecture du contexte qui a conduit à la création de la confrérie des Frères musulmans par leur fondateur Hassan el-Banna, force est de constater que leur légitimité et leur impact ne sont pas nés ex-nihilo, et ne sont pas le résultat d’un complot non plus. Et pour cause : les Frères ont porté l’étendard de la renaissance et ont comblé un vide. Cependant, au lieu d’adopter le concept de l’édification d’un État-nation, ils ont effectué un rétropédalage vers le concept de Califat. En outre, il est nécessaire de souligner que le succès de la prédication des Frères musulmans en Égypte pendant plus d’un demi-siècle, et non en Turquie, pays de la prédication ottomane, est dû en partie au fait que l’Égypte n’avait pas obtenu son indépendance et que l’héritage ottoman est resté présent au sein du Palais et représenté par le roi qui a cédé au protectorat britannique. C’est la raison pour laquelle l’appel des Frères musulmans a reçu un grand écho en Égypte et dans les pays arabes, tandis qu’il s’est arrêté aux frontières de la Turquie laïque et n’a réussi à les percer qu’à la fin du XXe siècle, pour devenir un outil idéologique au service des velléités régionales turques, sans plus.

L’islam politique s’est développé dans son berceau égyptien, où il a gagné en poids et en efficacité dans la vie politique. Un lien profond peut être établi entre cette situation et ce qui se produit aujourd’hui au Liban et dans la région.

Premièrement, en Égypte, les Frères musulmans se sont dépêchés de créer des institutions et des organisations paramilitaires pour les jeunes, au-delà des activités sportives. Ensuite, ils ont constitué leur propre appareil militaro-sécuritaire qu’ils ont appelé “l’organisation spéciale”, comme s’il s’agissait de l’armée de l’islam, en route pour achever les missions reportées à des temps plus opportuns. Parmi les figures éminentes de cette organisation, on compte Abdel Rahman el-Sandi, qui était à la manœuvre lors de la période trouble et violente que l’Égypte a connu suite à la Seconde Guerre mondiale et la guerre en Palestine.

Deuxièmement, la confrérie des Frères musulmans a tissé une relation consensuelle avec le Palais et le roi, que ce soit avant ou après l’assassinat de son fondateur, Hassan el-Banna, le 12 février 1949. De même une cohabitation, voire un " gel du conflit " était observé avec l’occupant britannique, avec qui la bataille était reportée à une étape ultérieure.

La vraie bataille était en fait dirigée contre les partis laïcs et libéraux ainsi que les jeunes institutions publiques, sous le prétexte qu’ils opéraient une rupture avec la charia islamique, justifiant, ce faisant, la violence utilisée à leur encontre, jusqu’à l’assassinat du Premier ministre égyptien, Mahmoud Fahmi an-Nukrashi le 28 décembre 1948 par Abdel Majid Ahmad Hassan, membre des Frères musulmans. Cet événement-charnière dans le parcours de la confrérie prouve que les grands slogans reportés sont utilisés dans le cadre de la propagande, la provocation et la mobilisation, tandis que l’action politique pragmatique est utilisée pour contrer les forces laïques et modernistes. En effet, la violence contre les puissants bien armés, sans cesse reportée, devient immédiate et légitime dès qu’il s’agit de confronter les adversaires politiques, y compris les partis démocratiques qui rejettent en bloc le principe de la violence. Surtout si cette violence ne s’inscrit pas dans le cadre de la loi et ne s’exerce pas sous le monopole de l’État.

Néanmoins, la violence engendre la violence. Et c’est ainsi que le fondateur de la confrérie, Hassan el-Banna, lui-même s’est retrouvé assassiné tout juste deux mois après l’assassinat du Premier ministre égyptien an-Nukrashi Pacha. Suite à quoi l’“organisation spéciale” clandestine s’est empressée d’accuser les forces de sécurité du Palais royal et le roi Farouk en personne.

Or les faits prouvent que le deuxième guide Hassan al-Houdaybi, élu civilement, s’est rendu au Palais, en compagnie du bureau du guide et avec la compréhension du frère de Hassan el-Banna, pour prêter allégeance et loyauté au roi Farouk, juste après l’assassinat de leur chef.

Les faits documentés prouvent également que l’ "organisation spéciale " et son chef Abdel Rahman al-Sandi ont eux-mêmes assassiné leur chef, convaincus que ce dernier menait des pourparlers en vue d’un accord avec le Palais, à travers lequel il aurait livré les leaders de “l’organisation spéciale” en échange de la proclamation de son innocence et de la préservation des biens et du rôle des Frères musulmans. Ce que les Frères refusent de reconnaître, en dépit des éléments de preuves et des documents pertinents qui sont en possession de l’État égyptien.

Cette duplicité qui consiste à se présenter tantôt comme l’agneau des réformes et tantôt comme le loup vindicatif a perduré tout au long du cheminement de la confrérie, et s’est reproduite à l’identique avec l’incident de Manchia en 1954, lorsque l’organisation secrète de la confrérie a tenté, sans succès, d’assassiner Gamal Abdel Nasser, ce qui a conduit à l’arrestation de ses dirigeants, dont Sayyed Kotb, condamné à la peine capitale et exécuté en 1966.

Cependant, la différence entre les deux incidents réside dans l’attitude de Sayyed Kotb, qui a refusé de condamner la violence en échange de l’amnistie, se dirigeant ainsi vers la potence sans hésitation. Il ne s’est pas non plus montré complaisant vis-à-vis du pouvoir égyptien, comme l’a fait son prédécesseur Hassan el-Banna, pour garantir son maintien et la continuité de l’organisation. C’est d’ailleurs ce qui a donné une grande crédibilité aux idées de Sayyed Kotb, réunies et publiées dans ses ouvrages L’avenir de cette religion et À l’ombre du Coran, ainsi que dans son plus important recueil Des points de repère. Ce qui a conduit certains à rejoindre l’école kotbienne ou le courant de Kotb au sein des Frères musulmans, dans toutes leurs branches et non seulement en Égypte. À plus forte raison, lorsque la violence est synonyme de désespoir et de frustration vis-à-vis d’une société soumise et d’ulémas alliés du pouvoir.

Ce faisant, le changement devient quasi impossible sans l’usage de la violence à l’égard du pouvoir à commencer par le haut de la pyramide et sans l’invitation des fidèles pieux à se détourner de la société mécréante. Le groupe al-Takfir wal Hijra, dirigé en Égypte par Moustapha Choukri à l’époque du président Anouar el-Sadate, illustre parfaitement ces idées et méthodes, en dépit de la condamnation officielle de ce comportement dissident par les Frères musulmans.

À la lumière de ce qui précède, qu’en est-il de l’islam politique au Liban dans ses deux volets sunnite et chiite ?