Non seulement le Liban est devenu méconnaissable mais, de plus, son peuple ne semble plus être le même. Deux identités nationales semblent se partager le territoire exigu d’un pays devenu navire en perdition. Peut-on encore reconstituer l’unité politique ? Sinon, comment divorcer pour ne pas sombrer dans le chaos ?

Au pays du Cèdre, tous les superlatifs sont désormais d’actualité. Une montagne est en principe une éponge, un château d’eau. Et pourtant, l’eau courante est aussi rare dans les robinets des ménages que les dents d’une poule. Tout ce qui s’appelle énergie manque. Un pouvoir d’incompétents se refuse à entreprendre les moindres réformes structurelles que le monde entier réclame pour aider le Liban, devenu un tonneau des Danaïdes grâce au banditisme organisé d’une caste dirigeante. Tout le monde s’en remet à l’armée comme ultime bouclier de défense de ce qui fut une perle rare dans un Orient livré aux pires dictatures. Mais de quelle armée parle-t-on ? De la cohorte des petits soldats officiels ou bien de la force armée milicienne iranienne ?

Oui, il y a deux armées au Liban. Le pouvoir exécutif ne dit rien. Il y a deux économies au Liban, celle du Liban officiel ruiné par la caste mafieuse et celle de cette milice à la solde iranienne. Tout, absolument tout, semble exister en double comme les deux visages du dieu Janus. Le système bancaire est en voie avancée de démantèlement par de puissants lobbies au sommet de l’État. Il n’y a même plus de justice, la magistrature ayant été transformée en officines d’exécution des basses œuvres de puissants seigneurs de la guerre sous l’œil de ce Guide Suprême, à l’index levé, dont les apparitions télévisuelles ressemblent à s’y méprendre aux grandes réunions nazies de Nuremberg.

On organise, ici et là, des réunions pour chanter le " Liban-message ", modèle de fraternité entre les peuples. Au même moment, une faction milicienne fomente à tout escient des réunions pour le moins " fratricides " à l’égard des pays arabes dont le Liban est une partie intégrante.

De deux choses l’une : soit nous vivons dans un État devenu schizophrène, ersatz politique du Dr Jekyll et Mr Hyde, soit les constituants matériels du Liban se dispersent au gré du vent et de la volonté criminelle de la caste dirigeante. Le chaos.

On nous dit : tout est de la faute du Hezbollah, cette secte millénariste résolue à réaliser l’utopie de la Révolution Islamique Iranienne, c’est-à-dire à mettre fin à l’histoire par la violence afin de hâter l’épiphanie de l’entité cosmique appelée Mahdi qui viendra parachever la révolution, qui exterminera tous les représentants du mal et établira un règne de mille ans pour ses affidés en attendant la résurrection finale des seuls élus. Il ne faut pas sourire face à cette utopie. La révolution iranienne, avant d’être un événement politique, est, avant tout, une inondation du monde entier par le Sacré. Pour son malheur, le Liban est devenu la base d’opération principale de ce cauchemar. Allez dans les écoles du Hezbollah et voyez comment on fabrique un homme nouveau, comment on le dote d’une mémoire collective nouvelle qui n’a rien à voir avec la mémoire libanaise. Oui, ils mettent en place un autre peuple sur la terre du Liban.

Certains diront : débarrassons-nous du Hezbollah alors ! Facile à dire. Une fois le Hezbollah parti, resteront tous les autres, c’est-à-dire tout ce qui a permis au Hezbollah de prospérer et de mettre la main sur le pays. Le Liban avait été doté d’un vernis d’État de droit mais, en réalité, c’est un État milicien. Tant que la mentalité milicienne n’est pas extirpée de l’imaginaire collectif, le Liban demeurera un champ de bataille pour les autres.

D’autres diront : divorçons. Facile à dire. Divorcer, dans les conditions actuelles, signifie prendre une revanche sur un ennemi de jadis, un des multiples ennemis de la guerre civile.

D’autres encore se réjouissent de l’imminence du scrutin législatif qui risque fort de ne pas modifier la donne car il est taillé selon l’ancien modèle du Liban. Cette loi électorale est un leurre. Elle est là pour reproduire les vieilles chefferies héritées de l’époque des deux gouvernorats (qaïmaqamiyat) mis en place par le règlement de Chakib Effendi en1845. Tous les projets fédéralistes actuels sonnent comme une nostalgie de retour à ce système qui, par ailleurs, a complètement échoué.

Où trouver une issue possible ? Le monde a oublié le Liban devenu simple mendiant capable de se transformer en bandit de grands chemins. Le réalisme implique de prendre conscience de faire le ménage interne. Le problème est d’abord interne, structurellement interne. La culture de l’État n’existe plus ou n’est plus la même chez les peuples du Liban. Le territoire libanais devrait être mis sous tutelle internationale, le temps de faire le ménage, de reconstruire une économie, des institutions, un système éducatif, d’instaurer la justice sociale du berceau au tombeau et, surtout, de faire en sorte que des partis à identité confessionnelle ne monopolisent plus la vie publique.