La distance qui sépare l’Afrique du théâtre de guerre en Ukraine joue dans cette façon moins émotionnelle qu’ont les Africains d’appréhender les événements actuels. Mais ce n’est pas le principal facteur de la relative neutralité qu’ils affichent. Les dirigeants africains conservent la mémoire des conflits précédents -Irak, Afghanistan, Libye surtout- ; ils se souviennent que le bien et le mal ne sont pas à géométrie variable ; et ils savent ne pas insulter l’avenir, alors que la Russie est de plus en plus présente de Brazzaville à Bamako. Connus pour leur sens aigu de l’humour, les Ivoiriens ont expliqué le conflit sur les réseaux sociaux à leur manière : " l’Ukraine était la go (fiancée, petite amie) de la Russie depuis 1922, le couple a rompu en 1991, et maintenant la jolie fille veut refaire sa vie avec l’OTAN.  Donc la Russie est fâchée, elle envoie les cailloux et on va voir par où l’OTAN va passer pour doter la fille. Nous, on regarde par la fenêtre pour voir comment tout ça va se finir… "

Des manifestants maliens n’ont pas hésité à afficher leur sympathie pour le groupe russe Wagner. Les mercenaires russes sont venus au Mali à la demande de la junte militaire au pouvoir. (AFP)

 

Des Maliens divisés

A Bamako, le conflit en Ukraine est commenté d’un ton plus grave, compte tenu du basculement des nouvelles autorités maliennes vers Moscou. Les inconditionnels de la junte au pouvoir saluent la Russie, pensent que Poutine est un chef digne de ce nom, qu’il va encore s’enhardir et que ce sera positif pour le Mali.

Une autre partie de l’opinion malienne craint que la reconnaissance des Républiques du Donbass soit un très mauvais signal pour le pays qui est confronté à un problème quelque peu similaire avec l’Azawad. " Il ne faudrait pas que l’Ukraine fasse école ".

Sur le site malien " Malikilé ", un président russe tout sourire est apparu, au lendemain de l’intervention en Ukraine. Sur fond d’image de colonnes de fumée s’élevant dans le ciel après un bombardement. " La Russie passe à l’acte ", lance sobrement " la Une " de Malikilé. " En moins de 24 heures, Vladimir Poutine a remporté, sans coup férir, d’importantes victoires militaires ", énonce ce journal malien. Comme le souligne-t-il encore, cette offensive éclair a provoqué, ainsi qu’on pouvait s’y attendre, " une panique des populations civiles et conduit sur les routes plus de 100.000 déplacés dont certains chercheront refuge dans des pays européens voisins. Ceux-ci, malgré leurs coups de menton, ouvriront-ils grandement leurs frontières ou vont-ils se barricader face à ces nouveaux " migrants " ? ", se demande Malikilé.

" Quand les éléphants piétinent l’herbe… "

L’inquiétude de la presse est perceptible au Burkina Faso. Le journal " Wakat Sera " souligne le paradoxe de cette guerre " si loin, mais si proche de l’Afrique ! ". Laquelle Afrique demeure " fortement liée " aux États-Unis comme à l’Europe, complète ce quotidien ouagalais, selon lequel " nul doute que les canons qui vont tonner à Kiev, Kharkiv ou Odessa, auront des échos aussi dramatiques sous les tropiques où des pays seront d’ailleurs poussés à prendre position dans cette guerre inquiétante pour l’ensemble de la planète. Comme le dit le proverbe bien africain, " quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui en pâtit ", soupire Wakat Sera. C’est donc en toute logique que les Africains craignent la 3e guerre mondiale ", redoute ce journal burkinabè

Plus largement, sur la partie francophone du Continent, c’est le " deux poids, deux mesures " qui choque le plus. Bien sûr, le conflit libyen est encore dans tous les esprits. On rappelle aussi le bombardement en Côte d’Ivoire pour un contentieux électoral ivoiro-ivoirien : " l’histoire est là pour témoigner des agressions violentes des plus faibles par les uns et les autres", dit une étudiante abidjanaise.

Le sentiment dominant est bien exprimé  par le militant panafricaniste Kemi Seba qui s’est fendu d’une vidéo pour commenter la guerre.  Sans donner quitus à Vladimir Poutine, l’activiste considère qu’il n’est pas son ennemi et que l’Occident a déclenché suffisamment de guerres pour ne pas s’ériger en donneur de leçons. Les mots " esclavage ", " colonisation " " impérialiste ", " souveraineté " font flores.

Poutine, un modèle pour les dictateurs!

Il reste que beaucoup de potentats africains n’ont pas mis en cause le président russe. C’est que Vladimir Poutine constitue à leurs yeux comme une sorte de modèle. Voici en effet un chef d’Etat, au discours tranquillement anti-occidental, qui ne l’embarrasse pas de longs discours sur les droits de l’homme et la démocratie. Un Président décomplexé, qui renvoie les ONG et les institutions internationales dans leurs buts. Et un leader charismatique, au physique avantageux et musclé que lui envient les vieillissants Bongo, Biya et Sassou, au pouvoir depuis le début du XXIe siècle et même avant. Avec en prime chez Poutine un vrai talent à faire croire au monde entier qu’il est populaire dans son pays, puisque les élections, certes en partie fraudées, lui accordent des scores toujours plus formidables.

Autant dire que bon nombre de potentats africains qui s’accrochent au pouvoir voient en Poutine un exemple à suivre. Une échappée à Moscou, une rencontre avec le tsar de toutes les Russies, et voici les " sages " africains ragaillardis comme après une cure de viagra. Le Tsar serait bien le dernier en effet à leur reprocher leurs présidences à vie, leurs réécritures de la constitution, leurs mandats à répétition et leurs petits arrangements avec la morale publique.

L’essentiel, leur glisse Poutine qui n’est pas avare de conseils, est ailleurs: l’apologie de la Nation, la haine des pressions étrangères, la glorification du chef et de son clan, la confiance en une oligarchie sélectionnée qui pille à son aise les richesses du pays et la lutte, enfin, contre les terroristes. " Vous avez vos djihadistes, leur confie-t-il complice, et bien moi j’ai mes tchétchènes. Unissons nos efforts ".

La sobriété des officiels africains

Du côté des représentants officiels de l’Afrique, les réactions, peu nombreuses, restent prudentes et dignes. Lors du Conseil de Sécurité, après la reconnaissance par la Russie des Républiques de Donestk et Lugansk, l’ambassadeur du Kenya a condamné la position de la Russie. Il a rappelé que " le Kenya et presque tous les pays africains sont nés de la fin de l’empire. Nous n’avons pas nous-mêmes dessiné nos frontières. Elles ont été tracées dans les métropoles coloniales lointaines de Londres, Paris et Lisbonne sans égard pour les anciennes nations qu’elles ont séparées. " Cependant, même si de nombreux peuples aspirent à l’intégration avec des pays voisins, Nairobi souhaite que cela se fasse " d’une manière qui ne nous replonge pas dans de nouvelles formes de domination et d’oppression ". Une position de principe prise de manière raisonnable sans cris d’orfraies comme ceux prononcés par les Européens ou les Américains.

L’Afrique du Sud, a, elle aussi fait preuve de mesure en se déclarant inquiète de l’escalade entre la Russie et l’Ukraine et en appelant à une solution diplomatique.

Macky Sall, président en exercice de la Cedeao, et l’Union africaine sont restés sur cette forme de neutralité en exprimant seulement leurs préoccupations. Une manière de ne pas insulter l’avenir, sur un Continent qui s’ouvre à de multiples partenaires ?

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Pour Jean Louis Bourlanges, les migrants ukrainiens " acceptables "

Les images d’Africains essayant de fuir Kiev et qui sont les derniers à être autorisés à embarquer dans les trains et les bus tournent en boucle sur les réseaux sociaux.

Mais ce qui choque plus encore, c’est le traitement médiatique qui se dessine à propos des réfugiés ukrainiens. La télévision française BFM a fait fort " On ne parle pas ici de Syriens fuyant les bombardements du régime syrien soutenu par Poutine, on parle d’Européens qui partent dans des voitures qui ressemblent aux nôtres. ".

Comme l’a avoué le député européen et centriste Jean-Louis Bourlanges toujours sur BFM, il y aurait des migrants plus acceptables que d’autres: " on aura une immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit. "