Le 27 septembre 2022 à 20h30, Rima Tawil, la soprano franco-libanaise, se produira à la salle Gaveau, dans le cadre du concert "Lueur d’espoir, Orientarias", dédié à son sol natal et sa langue d’origine. Qui est cette jeune femme moderne, musicologue, érudite, cheffe d’orchestre et chanteuse d’opéra? 

Amine Maalouf en parlant de l’initiative de Rima Tawil dans Orientarias dit: "Intégrer la langue arabe à une tradition lyrique européenne, ce n’est pas seulement une entreprise artistique novatrice et prometteuse. C’est également un acte de civilisation et c’est un geste d’espoir."

Parachute à Cahors

En interviewant Rima Tawil, je me demande sur quoi mettre l’accent: sur ses prestations internationales, l’opéra qu’elle a chanté en arabe, ou sur son histoire d’amour avec son mentor et mari, Camille Tawil, l’illustre médecin, mort en soignant les victimes de Covid-19? Elle qui est devenue poétesse en lui écrivant des vers, l’été passé elle s’est élancée dans les airs (dans un parachute), pour l’étreindre dans l’infini du ciel avant de rejoindre la terre pour mener à terme leurs projets communs. Rima Tawil a vécu avec des parents mélomanes. Quand ils s’envolaient pour assister à un concert à Vienne, sa grand-mère prenait la relève et faisait régner l’ambiance des palais du XVIIe siècle. Comment cela a nourri son imaginaire et sa subtilité d’artiste? Quel est le chemin parcouru pour l’accomplissement de sa vocation? Retour sur son enfance, son histoire d’amour pour le chant lyrique et la rencontre de sa vie.

À 16 ans, votre carrière est tracée après avoir rencontré Jeannette Kouyoumdjian. À presque 20 ans, vous gagnez le concours de la Scala de Milan avant même d’avoir obtenu votre diplôme du conservatoire. Est-ce que la chance et le hasard ont joué un rôle dans votre carrière, ou est-ce le fruit d’un travail acharné et d’une discipline de fer?

Toute petite, je rêvais de devenir danseuse étoile après avoir assisté au ballet du Lac des Cygnes avec mes parents. J’adorais chanter, danser et imiter devant mon miroir. J’ai campé mon premier rôle d’actrice sur la scène du Collège des Frères à Beyrouth où mon frère était scolarisé: Louison dans Le Malade imaginaire de Molière. J’ai toujours baigné dans la musique. J’ai commencé à apprendre le piano dès l’âge de 5 ans. Mais le piano ne m’aimait pas beaucoup! Mes parents ont insisté pour j’obtienne mon diplôme. Je les remercie car c’est grâce aux heures de travail "forcé" que je déchiffrais mes partitions de chant et accompagnais mes collègues avec joie. J’ai eu la chance de tomber sur de bons professeurs qui ont su guider ma voix et mes pas dans l’art lyrique. Ma rencontre avec Jeannette Kouyoumdjian, professeure de chant au conservatoire supérieur de Beyrouth, a été décisive. Après mes premières vocalises, elle referme délicatement son piano et dit à ma mère d’un ton solennel: "Elle va faire une carrière."

À Milan, Maria-Luisa Cioni sera par la suite ma fée technicienne.

Le travail acharné a débuté dès la fermeture du piano, car chanter l’opéra est un métier d’athlète. Il faut apprendre à gérer la respiration en plaçant la voix sur le souffle pour pouvoir la projeter sans qu’elle ne soit amplifiée. Il est impératif de travailler l’étendue vocale, l’ambitus qu’une voix peut atteindre de la note la plus grave à la plus aiguë, l’agilité, la capacité que possède une voix à évoluer avec rapidité entre différentes notes en faisant des acrobaties et des notes piquées… Ensuite, la vaillance, comment acquérir une puissance vocale et une endurance, grâce au soutien diaphragmatique développé lors de l’apprentissage de la respiration (inspiration et expiration rythmées avec l’ouverture de la cage thoracique), les vocalises, la posture, la mise en scène, les cours de mime, les langues… Je pourrais écrire un livre!

Chanter en dix langues n’est pas chose aisée. Camper les rôles les plus complexes en jonglant avec les tessitures, comme l’exige le métier de cantatrice, non plus. Comment avez-vous trouvé le temps de devenir polyglotte, de développer ces diverses performances, en étant mariée et mère de deux enfants?

Ayant chanté du baroque au contemporain, j’ai pu jongler sur plusieurs tessitures (presque trois octaves) grâce à la technique vocale qui m’a permis d’acquérir une certaine virtuosité pour exécuter des rôles agiles, Händel, Vivaldi, Mozart, Rossini, Bellini, Verdi et leurs fameux ornements, cadences et cabalettes. Concernant les langues, en général et fort heureusement, les contrats sont signés longtemps à l’avance. Nous avons le temps d’apprendre les rôles et d’assimiler les prononciations, dont certaines sont plus gutturales que l’arabe! S’il s’agit d’une langue que l’on ne maîtrise pas, on se fait aider par des chefs de chant ou des professeurs de langue, ce que j’ai fait à plusieurs reprises. Concernant la vie familiale, il faut une excellente organisation. L’aide est précieuse! J’ai eu la chance d’être entourée par mon mari qui m’a toujours soutenue, poussée à sauter le pas et partir, relever les défis. Je n’oublie pas ma famille, ma maman, qui voulait que tout le monde sache que j’étais sa fille et que j’avais hérité de sa grande voix! J’ai une pensée particulière pour ma sœur Clémence, toujours présente avec les enfants et ses groupes d’amis aux représentations, émue au point d’avoir les yeux bouffis à la fin de chaque opéra. Mes enfants ont longtemps voyagé avec moi, mais quand ils ont été scolarisés, je venais les voir et ils me rejoignaient pour assister aux représentations.

Vous avez chanté également aux côtés des plus grands, dans plusieurs théâtres internationaux. Quelles sont les prestations dont vous gardez les meilleurs souvenirs?

Je me suis glissée dans la peau de chaque personnage que j’ai interprété. Une quarantaine de rôles avec plusieurs créations. Sincèrement, toutes les musiques méritent d’être connues. J’ai mes préférences, bien sûr ! Mes grands débuts, avec le rôle de Liù dans Turandot de Puccini. Ma fille avait 14 jours lorsque les répétitions ont débuté. Nous étions 600 sur scène, entre l’orchestre, les chœurs, les figurants, les magiciens, les cracheurs de feu…

Je me suis beaucoup amusée en interprétant des rôles de Mozart où il se passait plein d’histoires drôles sur scène […]. J’ai adoré le rôle d’Hérodiade de Massenet, où la scène était recouverte de sable dur. J’avais des protections pour les genoux, car j’étais souvent sur les rotules! J’ai eu la possibilité de montrer mes talents de danseuse orientale pour séduire Hérode. Une fois filmée, l’image était réfléchie sur un rideau qu’Hérode enlaçait en chantant son amour à Salomé. J’ai bien aimé alterner sur scène et en concert les deux rôles de Micaëla et Carmen dans Carmen de Bizet. Mon rôle chéri, auquel je ne ressemble pas dans la vie, reste Desdémone dans Othello de Giuseppe Verdi.

Avec José Carreras à Beiteddine

Les plus beaux souvenirs sont ceux de mes nombreux concerts au Liban, car ma famille et mes amis me témoignaient de leur joie, leur immense enthousiasme. Chanter à Beiteddine avec José Carreras fut un évènement mémorable. C’était un grand retour au pays de mon enfance. J’en garde un magnifique souvenir! Quant à Placido, ce mythe, ce grand… si je pouvais voler le surnom d’immortels réservé aux membres de l’Académie française, je le désignerais ainsi. J’avais cru à une blague au bout du fil lorsque qu’il m’a invitée à chanter à ses côtés. C’était un rêve, car mon père, grand mélomane, m’avait précisé que j’aurais le droit de me considérer comme une grande artiste le jour où je chanterais aux côtés de Placido Domingo.

Duo d’Othello avec Placido Domingo

"Papa, I did it!"

Vous avez récemment été diplômée cheffe d’orchestre à l’Académie de direction d’orchestre de Neuilly-sur-Seine, Paris, en dirigeant l’orchestre Lamoureux: Concerto en Ré Majeur pour violon et l’orchestre de Mozart, Les Hébrides de Mendelssohn et La Symphonie Classique de Prokofiev (par cœur). Vous avez décroché la mention "Très bien", ce qui fait preuve d’une maîtrise exceptionnelle et constitue le couronnement d’une carrière musicale. Est-il plus difficile de maîtriser la symphonie de sa propre vie, la forza del destino ayant souvent le dernier mot?

Sans aucun doute! Nul ne sait ce que nous réserve le lendemain. J’étais heureuse et ma vie a basculé. Maîtriser la symphonie de sa propre vie? Comment? C’est impossible! Depuis que Camille est parti, je vis avec le pari de Pascal, avec l’espoir de retrouver tous ceux que j’aime, qui me manquent énormément, ainsi que ceux que je n’ai jamais connus. J’adorerais rencontrer tous les compositeurs que j’ai interprétés, mais aussi faire la connaissance de Jésus, Bouddha, Mahomet, Confucius, Mère Teresa, Léonard de Vinci, Marie Curie, Sarah Bernhardt, Louis de Funès, Asmahan, Winston Churchill, Charles de Gaulle. Diriger une symphonie, ou un opéra, est certainement plus facile.

Cheffe d’orchestre

Le chef, "la cheffe" dans mon cas, connaît toutes les partitions de tous les instruments qu’il/elle dirige. Les instrumentistes ne jouent pas tous la même musique. Son rôle est de définir le tempo, en donnant les différents départs, en indiquant le phrasé et les nuances. La mise en place est travaillée durant les répétitions, avant les représentations. Je suis si heureuse d’avoir étudié la direction d’orchestre et d’avoir obtenu ce diplôme dont Camille rêvait tant. Il me demandait tous les jours combien d’heures j’avais travaillé, avant d’enchaîner: "Je t’imagine en train de chanter et de diriger Orientarias, ce projet qui nous tient à cœur et pour lequel nous avons fait tant de sacrifices."

Diplôme de cheffe d’orchestre, dirigeant l’orchestre Lamoureux

Parmi les multiples prix qui ont récompensé votre parcours, vous êtes particulièrement attachée au prix Jules Massenet décerné pour la meilleure initiative honorant un compositeur français. Vous lui avez rendu hommage pour le centenaire de sa mort en lui consacrant un CD.

Lors de l’inauguration du Théâtre impérial de Compiègne (strictement réservé aux opéras français), ce théâtre construit par Napoléon III a été remis en l’état et inauguré avec deux œuvres, Henri VIII de Saint Saëns et Gustave III ou Le Bal masqué d’Auber. J’ai été choisie pour interpréter le rôle d’Amélie dans Le Bal masqué d’Auber. Un enregistrement live est sorti chez Arion et s’est vu attribuer le prix Jules Massenet tel que vous l’avez cité. Lors du centenaire de la mort du compositeur, et après avoir interprété plusieurs de ses œuvres, dont Hérodiade, Thaïs, Marie-Magdeleine et La Vierge, j’ai enregistré un CD d’airs d’opéra, ainsi qu’un CD de 24 mélodies, choisies parmi 300.

Hormis le fait que Jules Massenet soit un immense homme de théâtre, ses compositions sont d’une beauté mélodique incomparable. Ses œuvres, 450 environ, entre les opéras, les drames sacrés, les ballets, les musiques symphoniques et plus encore, sont d’une grande richesse.

Concert d’Orientarias à Nuremberg

Douze ans après Orientarias, qui sublime votre langue maternelle, l’arabe, grâce à la musique composée sur votre demande par Vincent Charrier et Suleiman al-Qoudsy, sur des poèmes écrits par Gibran Khalil Gibran, Camille Tawil, Bahjat Rizk, Ruchdi Maalouf, Henri Zoughaib et Perron Ramly, par quels autres projets allez-vous enchaîner et enrichir l’opéra arabe?

Je n’ai jamais arrêté les créations concernant Orientarias. Tous les ans, durant mes divers concerts, il y avait deux à trois nouveaux airs, ainsi que des œuvres symphoniques créées pour l’occasion. J’ai aussi chanté des œuvres de Rania Awada, Joseph Khalifé, Paul Khalifé, Georges Tomb, Naji Hakim, avec qui j’ai enregistré 3 CDs. Quoi de mieux que le renouveau? Continuer de créer, faire participer de nouveaux compositeurs, de nouveaux poètes… et aussi de nouveaux interprètes, des metteurs en scène. Il y a eu un clip sur un air d’opéra, le premier de la série Orientarias, dédié au Liban, Salam wa Gharam ou Paix et Amour, réalisé par Zahi Farah. Si seulement nous pouvions retrouver un semblant de paix et plus d’amour, grâce à la lueur d’une bougie allumée, le Liban retrouverait son rythme de vie digne et régulier. Et pourquoi pas sur une musique d’Orientarias?

Concert à la salle Pleyel

Le terrible drame de la mort de votre illustre mari médecin, le Dr Camille Tawil, mort comme le Dr Rieux dans La Peste de Camus en soignant les malades d’une pandémie (Covid-19), vous a terrassée. Vous choisissez de transcender les maux par les mots et vous découvrez les envols de la plume. Est-ce que l’alchimie verbale vous a été plus efficace que le langage universel, en l’occurrence la musique?

J’essaie de conjuguer les deux. La musique reste mon exutoire. Elle fait partie de moi, depuis toutes ces années… En la chantant et en la dirigeant, je sers le compositeur et le librettiste et me libère à travers mon interprétation. L’écriture m’aide à coucher ce que j’ai dans la tête et sur le cœur. Je n’ai pas de comptes à rendre quant à mon ressenti. Je me pose des questions, en recherchant désespérément quelques réponses à travers mes lignes. En maniant mes phrases, j’essaie de remettre de l’ordre dans ma vie. C’est aussi une façon de lui faire un pied de nez. Elle qui a été si cruelle avec moi. Enfin, j’y trouve un plaisir dans le style que je me suis imposé. Les rimes… elles me correspondent, car je les trouve musicales.

"… et Dieu demanda à Rima de rimer et Rima rima!"