Je suis Bassam Al Jallil, je suis libanais et ce 4 août, comme depuis deux ans, je panse ma patrie.

La voix magique de Faiyrouz retentit, elle chante Li Beirut et ses paroles envahissent la pièce. Les mots se bousculent dans ma tête, jaillissent de ma plume.

Je ne sais plus combien de fois j’ai rêvé mon retour au Liban.

Nous avons été longtemps séparés, et chaque jour loin de mon pays accentuait la douleur, intensifiait l’amour que je lui portais, renforçait mon désir de le retrouver.

Combien de fois ai-je visionné mentalement le hublot par lequel j’observais, charmé, le spectacle nocturne de l’atterrissage de l’avion, surplombant Beyrouth, endormi sur ses montagnes, offert à la Méditerranée…

Combien de fois ai-je fantasmé ce moment magique, celui où je franchis les portes de l’appareil, celui où je descends les marches derrière les Libanais de retour au pays, celui où mon être est instantanément enveloppé par la chaleur humide qui écrase la capitale…

Combien de rêves devrais-je encore compter avant de ressentir cela de nouveau?

Je n’ai que mon imaginaire pour vivre mes balades, précieuses et désormais intimes, dans les rues de Beyrouth.

Je me souviens de ses odeurs, au détour des rues de Hamra, au centre-ville. Ou à Mazraa, mon quartier de naissance. Les senteurs alléchantes de la nourriture, celle des manouché jebneh, et je vois encore le gras du fromage imbiber le papier marron qui les enveloppe; celle, plus complexe, du zaatar qui garnit la pâte blanche dorée à l’huile d’olive; celle du café à la cardamome, qui coule de la rakwé, la petite cafetière en argent…

Et ces parfums-là étaient décuplés dans la cuisine de ma mère, quintessence de la gastronomie libanaise.

Je me rappelle le bouillonnement de Beyrouth, son brouhaha permanent, les appels du marchand de kaak, sa charrette remplie des pains ronds en forme de paniers, les concerts de klaxons et les amabilités entre automobilistes, les appels à la prière et le chant du muezzin…

J’en visualise un tableau cosmopolite, inégal, coloré, un peu brouillon. Les immeubles criblés de balles, cicatrices de la guerre civile, les tours blanches plus chic et plus hautes, la place de l’Étoile, propre, avec son horloge lumineuse, les dômes turquoise de la Mosquée Al Amin.

Et puis je n’ai plus tenu…

Je suis retourné à Beyrouth.

J’ai regardé à travers le hublot.

J’ai descendu les marches de l’avion.

Je me suis promené à Hamra.

J’ai dormi à Mazraa.

J’ai écouté Beyrouth jusqu’à en avoir plein les oreilles.

J’ai goûté à la cuisine que ma mère maîtrisait si bien…

J’ai mentalement photographié son paysage citadin hétérogène.

Quelle jouissance que de réaliser son rêve!

Mais je n’aurais jamais cru que mon avenir avec Beyrouth serait autant bouleversé. Je nous croyais unis pour la vie maintenant, loin des yeux, mais près du cœur. Inchallah… Mais Dieu ne voulait pas…

Après la félicité de nos retrouvailles, le déchirement de notre séparation. Encore. Déjà.

Le grondement est assourdissant, mais inaudible de l’intérieur. Le sol tremble et se soulève. Un épais nuage de poussière se forme et grandit vers le ciel.

Le 4 août 2020, le port de Beyrouth explose, la déflagration retentit à des kilomètres de là et je la ressens dans chaque fibre de mon corps, propulsé dans les airs avec tant de violence, que ma colonne vertébrale est une plume, mes jambes sont du coton, je suis une poussière insignifiante dans l’enfer du massacre.

Il est dix-huit heures, Beyrouth est terrassée, elle s’évanouit et le calme revient. Je ferme les yeux, ça ne va pas durer… Mon cœur vole en éclats. La vie ne sera plus jamais la même.

Je n’avais plus été si proche de Beyrouth que ces derniers jours en plein cœur de son tourbillon. J’avais retrouvé notre symbiose. Je vivais en elle et elle en moi. Mais la plaie s’est rouverte, béante, bien plus sanglante… le coup de grâce.

Pas encore, pas déjà…

Beyrouth, la ville qui ne meurt pas. La ville qui refuse de disparaître.

Mais la vérité c’est qu’aujourd’hui, je suis privé d’elle, et avec elle, de ma patrie, engloutie, de mes racines, détruites.

Demain, le jour se lèvera et le soleil frappera Beyrouth de ses rayons ardents.

Demain, comme les autres, je me relèverai. Parce que je suis Bassam, je suis libanais.