Comment peut-on distinguer le normal de l’anormal? Une série d’articles qui succéderont à celui-ci nous amèneront à nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles ces définitions nous entraînent.

L’histoire commence dans un centre militaire de recherches, dirigé par un individu détestable, jouissant du pouvoir qui lui a été délégué et qu’il exerce avec beaucoup de plaisir sadique, notamment sur une créature aquatique, enchaînée à l’intérieur d’une cuve exiguë. Cette créature nous apparaît de prime abord monstrueuse, rebutante, effrayante même. Passe une femme de ménage au visage fatigué, mais malicieux, dotée d’une vive curiosité. Intriguée par cet être avec qui elle va découvrir des raisons de s’identifier. Elle décide de l’apprivoiser, ayant décelé, enfouis sous la carapace écailleuse, des affects troublants. Dès lors, un lien aussi improbable que puissant se noue entre eux. Surprenant les traitements odieux auxquels la créature est continuellement soumise, elle décide de la délivrer de sa prison et la cache chez elle, lui assurant les conditions nécessaires à sa survie. C’est une rencontre féerique qui se développe, comme dans les contes de l’enfance, d’où naît le désir qui bouleverse ces deux êtres en manque d’amour. Deux mondes totalement dissemblables les séparent, et pourtant ils s’amarrent l’un à l’autre grâce au pouvoir de cette puissante demande partagée et s’unissent dans la fusion liquide de leur passion amoureuse. Si cette femme hors-norme nous apparaît tellement excentrique et en même temps si courageuse, que dire alors de la totale " anormalité " de son mythique amoureux qui naît pourtant à la parole humaine comme un enfant apprend à balbutier ses premiers mots? Impossible pour le spectateur de se représenter cette union ardente et pourtant il ne peut qu’être ébloui et converti à l’explosion pulsionnelle et affective qui ne lui apparaît plus, en définitive, si étrange. C’est le cinéaste mexicain Guillermo del Toro qui a réalisé ce chef-d’œuvre qu’est The Shape of Water. Il a su, avec beaucoup de subtilité, d’intelligence et de sensibilité, nous transmettre cet hymne au dépassement des préjugés et des normes qui ouvre la voie vers la découverte de la beauté des êtres et des sentiments susceptibles de les rapprocher, en dépit de ce qui les différencie.

Qu’y a-t-il de normal dans cette histoire? Rien et… tout!

Dans cette nouvelle série sur la notion de normalité, nous allons questionner l’évidence qui nous porte à distinguer entre le normal et l’anormal et tenter de clarifier quelque peu ces notions, tâche loin d’être aisée, comme l’a bien exprimé Eugène Ionesco dans la pièce de théâtre intitulée Rhinocéros: " Peut-on savoir où s’arrête le normal où commence l’anormal? Vous pouvez définir ces notions de normalité, d’anormalité? Philosophiquement et médicalement, personne n’a pu résoudre le problème".

Le terme de normal est issu du vocable latin "norma" qui est une sorte d’équerre formée de deux règles ajustées à angle droit. Le normal est donc un individu qui est supposé obéir à une règle comme, par exemple, celle édictée par le milieu où il évolue. Il est ainsi toujours évalué par rapport à une référence issue de son environnement, par rapport à une norme qui lui est souvent extérieure. La prise en considération d’une problématique interne, subjective, qui pourrait éclairer les mobiles d’une conduite qualifiée de prime abord d’"anormale" ne l’est qu’en de très rares occurrences. Nous y reviendrons.

Le normal ne se confond pas avec ce qui est moral. Ce dernier terme implique un jugement de valeur, une distinction aprioriste à faire entre le bien et le mal, le bon et le mauvais, alors que le normal se rapporte à des acceptions toujours en rapport avec des modalités normatives existentielles liées à des espaces culturels spécifiques.

Lorsque nous affirmons, parfois péremptoirement "c’est tout à fait normal" ou bien le contraire, nous le faisons généralement sans trop prendre la peine de nous interroger sur la validité de ces qualificatifs. Habituellement, nous paraît normal ce qui nous est familier, connu, semblable. Ce qui nous semble différent, étranger, dissemblable est souvent qualifié d’anormal ou parfois même d’insensé ou de pathologique.

Interrogations: à la maison, considère-t-on normal l’enfant qui se montre gentil, poli, obéissant et reconnaissant à ses parents? À l’école, est-ce qu’est normal l’élève qui se montre attentif, studieux et qui obtient de bonnes notes? Au travail, est-il/elle normal(e) celui ou celle qui accomplit ses tâches avec l’efficacité et le rendement exigés? En société, est-ce celui ou celle qui communique aisément, se montre avenant(e) et courtois(e)? En politique est-il normal de dire ce que le public veut entendre? À l’hôpital, est-ce celui qui se montre coopérant, acceptant d’être passif et infantilisé? Au Liban, faut-il admettre qu’il est normal de faire passer le mensonge pour une vérité, la manipulation perverse pour un procédé tout à fait légitime? Force est de constater que les réponses à ces questions ne peuvent qu’être subjectivement empreintes d’une idéologie intériorisée ou politiquement orientée.

Il ne faut pas confondre anormal avec anomal, nous met en garde le médecin et philosophe G. Canguilhem. Nous avons vu que le terme d’anormal s’utilise en référence à une règle, une norme, alors que celui d’anomal définit une irrégularité, une bizarrerie, c’est-à-dire ce qui est éloigné, par exemple, d’une moyenne. En médecine, selon cet auteur, une pathologie est considérée comme anormale lorsqu’elle est envisagée du point de vue du malade et qu’elle inclut une souffrance, alors que le terme d’anomal signifie une diversité généralement statistique qui n’est pas nécessairement pathologique.

Prenons comme première définition de la normalité celle donnée par le psychiatre américain, K. Menninger: c’est "l’adaptation des êtres humains au monde et à autrui avec le maximum d’efficacité et de bonheur. C’est l’aptitude à garder une humeur égale, une intelligence alerte, un comportement apportant une certaine considération sociale et une disposition de caractère heureuse."

Je vous propose, dans les prochains articles, de nous interroger sur les multiples associations vers lesquelles cette définition nous entraîne. Peut-on réellement qualifier un individu de normal parce qu’il est adapté "avec le maximum d’efficacité et de bonheur" à son environnement? Ou peut-on penser que la normalisation correspond plutôt à la définition donnée par le psychologue américain Child et qui est la suivante: "C’est l’ensemble des processus par lesquels un individu, né avec un très large champ de conduites possibles, développe une ligne de conduite se situant à l’intérieur du champ plus étroit du conforme et de l’acceptable pour le groupe auquel il appartient"?