L’on trouve encore, au pays des Cèdres, des rêveurs invétérés, des réalisateurs de ce qui semblerait au premier abord insensé. Il en est ainsi d’Henry Loussian, depuis l’âge où tous les adolescents préfèreraient sans doute se laisser griser de vie et d’insouciance.

Ce jeune artiste, designer des bijoux qu’il concevait, n’a jamais perdu de vue son rêve le plus fou: posséder une maison typiquement libanaise, identique à celles qui firent l’histoire de Beyrouth avec leurs façades aux triforas lumineuses.

Ėpris de la capitale, l’arpentant continuellement, Henry à l’âme d’esthète et au flair d’artiste, en suivait constamment l’évolution ou mieux dit, l’involution. Le temps pressait, le jeune artisan mettait obstinément de côté toutes ses économies pour parvenir à accumuler le précieux pactole qui lui aurait permis de concrétiser ses souhaits. Sur les terrains convoités par d’insatiables entrepreneurs, les vieilles demeures historiques de Beyrouth étaient partout démantelées. Portes, fenêtres gigantesques, carrelages antiques, cupidons en marbres, frises de fleurs de lys, matériaux destinés à la casse étaient vendus au plus offrant ou écoulés au marché beyrouthin de Basta. Les demeures tombaient ensuite sous les coups des pelleteuses, devenant tas de gravats sans âme, déblayés sans ménagement, pour laisser place à des gratte-ciels étincelant de défi et clinquant dans le ciel de la capitale.

Henry était toujours preneur, à l’affût du moindre matériau de construction. Ce fut ainsi qu’il accumula pendant des années ce qui l’aurait autorisé à recréer son palais. Mais où aurait-il pu trouver l’aire adéquate? Quel lieu lui aurait-il permis de contempler la mer en jouissant à l’arrière-plan du Mont-Liban ?

Henry se mit obstinément à la recherche d’un terrain. Beyrouth étant hors de prix, il essaya de repérer le long de la côte un coin qui possédât encore le charme du début du siècle précédent. Son choix s’arrêta sur un lopin de terre au nord Liban, à Koubba, à 45 km de la capitale, dans les environs de Batroun. Les terrains agricoles alentour ne laissant présager aucune spéculation sauvage, Henry Loussian se laissa convaincre et fit le premier pas essentiel, déterminant ainsi le lieu définitif de sa folle entreprise. La construction commença en 2009 et prit fin en 2013.

Aucune description ne pourrait rendre justice au formidable exploit que cet homme réalisa. Au bout de cinq ans, il avait génialement intégré les éléments provenant, au bas mot, d’une centaine de maisons libanaises démantelées.

Arrivés à destination après maints détours grâce au navigateur GPS – "la visite se mérite", me dit-on –, nous avons enfin découvert ce musée hors pair, qui ne ressemble à nul autre. Idéalement conçu, minutieusement étudié, architecturalement irréprochable, la maison datant d’à peine quelques années n’a rien à envier aux joyaux du siècle dernier. C’est l’épouse d’Henry, Rytta, peintre et fashion designer, qui nous y reçoit.

La division des chambres a été réalisée au fur et à mesure, selon la disponibilité du matériel de construction, nous raconte-t-elle. Les meubles, les objets décoratifs, tout est scrupuleusement d’époque, amoureusement acquis et patiemment disposé. La perfection dans l’étude de chaque détail est bouleversante. Lits en cuivre, couvertures en crochet ou dentelle rebrodées, meubles de design des années 70 que convoiterait n’importe quel collectionneur, cuisines lumineuses à la vaisselle en faïence, lustres et vases en cristal, objets décoratifs en opaline, carrelage en marbre somptueux ou carreaux peints aux motifs désormais introuvables, malles en cuir et en carton, tout défile sous nos regards ébahis. La réussite absolue est l’absence de toute atmosphère surannée. Le musée Henry BB est vivant puisqu’il est habité. Rien n’est figé dans ce lieu où tout a été arraché à la mort, à la destruction et à l’oubli. Le seigneur des lieux arrive. D’un regard flamboyant, il indique la mer de sa belle terrasse. Coiffé d’un fez, habillé de blanc, il est conscient, mais fier de sa singularité de propriétaire d’un musée unique au monde, comme tout rêve réalisé.

Il évoque la beauté passée de Beyrouth, capitale aux toits rouges et aux blanches arcades dentelées. "Nous sommes en train de restaurer certains lieux en leur arrachant leur identité", nous confie-t-il. "Il faudrait respecter l’âme première, aimer et connaître son héritage pour le préserver." Henry nous indique les vieilles images du Beyrouth d’antan, explique l’évolution des travaux qu’il a entièrement supervisés, puis nous guide à l’étage du dessous, habité par sa propre famille. De l’escalier à la balustrade en fer forgé, nous lisons les noms des plaques de rue récupérées et accrochées au mur en pierre, jouxtant l’atelier de Rytta, merveilleux espace aux tissus peints et rebrodés. Tout est art, calme et volupté sous les voûtes aux gigantesques arcades blanches. "Je ne suis pas architecte, mais ma passion était telle que j’ai réussi à superviser tous les travaux du chantier." " Henry n’est pas peintre non plus, et c’est pourtant lui qui a peint les frises des murs et les fresques du plafond en s’inspirant de photos d’époque", nous confie son épouse.

Des branches de saules pleureurs et d’oliviers enlacent les balcons des petites terrasses latérales dans un élan reconnaissant. Le musée Henry BB est sans doute éloigné des circuits touristiques habituels. Il n’en demeure pas moins un cadre idéal pour des photos, un séjour ou des réceptions de rêve. Quiconque hésiterait à vendre le secret d’un lieu qui vit heureux en demeurant caché, mais, comme disait Hugo, "le génie est une chose devant laquelle on doit s’agenouiller".

À visiter impérativement.

Musée Henry BB: visite en week-end sur rendez-vous, de 11h à 18h
Tel: +961 3 753 654