Si Mayyas signifie le déhanchement fier des lionnes dans leur territoire, il n’en reste pas moins que cette fierté n’est jamais pervertie en arrogance chez les étoiles de la troupe. La synergie exceptionnelle qui règne entre les différentes lionnes libanaises crée une unité exemplaire, couronnée d’une précision à couper le souffle du monde, à rafler deux saisons du plus important programme de talents, dans sa version arabe, Arab’s Got Talent 2019, et internationale, America’s Got Talent 2022, qui a mis tant de baume au cœur meurtri des Libanais.es. Une unité utopique, celle dont rêvent les Libanais.es pour pouvoir construire un pays viable, une unité qui a transformé 36 corps baignés de grâce en un seul corps qui danse! Qui est le chorégraphe – sculpteur qui s’est abreuvé à plusieurs sources, avant de signer des chorégraphies de génie, impeccables de justesse, hautes en couleur, parfaites dans toutes leurs composantes jusqu’au plus minime accessoire? Qui est la tête qui pense?

L’hommage au Casino du Liban

Dans le documentaire réalisé par May Ziadé, la mère de Nadim Cherfane raconte brièvement son combat après l’accident de son mari et les défis qu’elle a surmontés pour élever ses deux fils. Elle est digne, son port est altier. Mais ses yeux pleurent et parlent à sa place. Elle se remémore le commencement de la folle aventure de Nadim et sa voix s’enroue: "Il m’a dit: “ – Aide-moi à réaliser mon rêve”.

– Quel est ton rêve?

– Voir Beyoncé!

– Ouff! Est-ce possible?

Et la mère ravale non sans effort ses larmes et l’image obsédante des responsabilités qui lui incomberont désormais. Elle fera tout pour aider ce fils "empêché de marcher par ses ailes de géant". Le documentaire se veut plus évocateur que révélateur. Mais une recherche suffit pour savoir qu’elle a ouvert un institut de beauté, travaillant sans relâche pour soutenir ce rêveur incorrigible qui a abandonné l’école à 14 ans. Elle sera toujours disponible pour lui, même plus tard pour soigner et repasser l’attirail des danseuses. Dans le documentaire, la cousine de Cherfane insiste sur son rapport passionnel avec la danse qui occupe l’intégralité de son temps et son esprit telle une amante jalouse et prodigue, à l’origine de toutes ses décisions et de ses merveilleuses réalisations. Le reportage souligne la beauté sauvage de Kartaba, avec ses montagnes rudes perchées sur des vallées étourdissantes. On la voit somptueusement habillée selon les saisons, de sa robe longue verte en été, flamboyante en automne. Elle rappelle les tenues éblouissantes portées par la troupe pour accorder parfaitement le mouvement aux contes allégoriques dessinés par le corps unique des trente-six! Un hommage à Nadim Cherfane et aussi un clin d’œil à Kartaba qui a produit tant de cerveaux!

L’hommage au sens propre lui est rendu à la salle des Ambassadeurs par le président de la Fédération des municipalités de Byblos, Fadi Martinos, et par le Casino du Liban. Le spectacle, produit par Bassam Challita, est présenté par la brillante journaliste May Ziadé. L’un des moments forts de la cérémonie: la chanson, tirée des archives de Studio el Fan et interprétée par une belle voix puissante qui monte dans la salle et émeut le public. C’est celle du père de Nadim Cherfan, avant l’accident tragique qui le plongea deux ans dans le coma, lui laissant de graves séquelles et le privant de surcroît d’une carrière artistique qui s’annonçait prometteuse. Le public invité est composé de la presse ainsi que des parents et des ami. e. s de Nadim Cherfane. Les Mayyas ne danseront pas cette nuit, mais elles sont venues applaudir leur fondateur. Nadim Cherfane prend la parole et remercie le président Martinos qui l’a soutenu discrètement dès les balbutiements jusqu’à la monumentale consécration. Il exprime son immense fierté de voir prochainement une rue porter son nom et celui des Mayyas dans son village natal de Kartaba. Il reçoit une sculpture signée Rudy Rahmé, représentant le cèdre du Liban que Cherfane a magistralement dessiné avec le corps de ses danseuses durant la dernière prestation des Mayyas, décrochant ainsi la victoire finale. L’éloquente et belle directrice du marketing du Casino du Liban, Lara Khoury Hafez, lui remet un trophée offert par le Casino et son président, Roland Khoury. Cherfane remercie ses adjuvants, le public présent, ceux et celles qui l’ont honoré et ses lionnes triomphantes.

S’entourer de mystère et laisser le corps parler

Il met longtemps avant de rencontrer les journalistes invités, qui attendent la fin du spectacle pour l’interviewer. Voudrait-il étonner toujours comme dans ses chorégraphies qui ont laissé le monde bouche bée? Est-ce pour cela qu’il s’entoure de mystère? Ignore-t-il que le public libanais aimerait connaître son parcours, les difficultés de l’adolescence surmontées, comment il a bâti son édifice pierre par pierre? Autant il est généreux en performances, en chorégraphies de génie, autant il est économe de ses mots. Certaines questions l’indisposent. Mais on se rappelle la cabale qui a succédé à son triomphe monumental dans America’s Got Talent lorsqu’il a incité, dès son arrivée au Liban, les révolutionnaires à braquer des banques pour retirer leurs économies confisquées, et fait appel à la révolution contre le pouvoir spoliateur. Le braquage des banques fut interprété par certains comme une invitation au chaos. Sa bonté naturelle s’accroche désormais à la prudence. Il me promet trois questions exclusives. L’une d’elles sera éludée. Il y a eu pire que l’épisode de l’aéroport. Certain.e.s Libanais.e.s ont été très étonné.e.s, voire déçu.e.s de voir leur champion international et ses étoiles accepter les insignes de l’or doré du Mérite par le président de la République libanaise, l’homme à la tête du pouvoir, ce pouvoir sévèrement critiqué  par le chef du groupe de Mayyas, qui a précipité le Liban dans une chute abyssale. J’interprète sa méfiance ainsi: "Dès qu’on parle politique au Liban, on est damné, autant ne pas en parler". Je lui pose trois autres questions qu’il accorde exclusivement à Ici Beyrouth, selon ses termes, alors que le public s’est littéralement rué sur le podium pour le féliciter et que toutes les voix s’élèvent à la fois pour l’interroger.

Quand on lit les articles écrits sur vous, quand on regarde le documentaire réalisé par la journaliste May Ziadé et projeté lors de l’hommage du Casino du Liban, on se demande comment l’adolescent fragile, qui a déçu ses parents en abandonnant l’école, s’est armé pour affronter la vie. Quelle était la nature de la foi ou de l’énergie qui a alimenté sa rébellion? Où voulait-il en venir?

Chaque personne connaît des hauts et des bas, chaque être se cogne aux difficultés apparemment insurmontables de la vie. C’est ce qui a justement forgé mon caractère et durci ma peau. Les malheureux s’enferment pour pleurer. Les nerveux envoient valdinguer des objets en verre pour se défouler, les brisant en mille morceaux. Moi, je danse quand je suis désespéré, et si je suis heureux, je danse également. Je vis pour danser. Mon talent est plus grand que moi. Il occupe toutes mes facultés et m’empêche de réfléchir à autre chose. Depuis mon éveil au monde, je considère que la danse est ma vocation, mon avenir. Je suis très chanceux de pouvoir vivre ma passion, de jouir d’une autonomie financière grâce à ma passion, et de me réaliser internationalement parlant grâce à elle.

Ce qui est étonnant c’est l’esprit de famille qui saute aux yeux quand on parle de la troupe Mayyas, quand on voit les réactions des danseuses étoiles, tellement spontanées et vraies. On se demande comment Nadim Cherfan a pu réunir 36 jeunes filles qui semblent avoir été élevées de la même manière. Décentes, pudiques malgré leur maîtrise de la danse du ventre qui est surtout sensuelle et audacieuse par définition!

Ce sont des avocates, des ingénieures, des étudiantes en médecine, des journalistes, des volontaires à la Croix-Rouge, des bénévoles en tout genre. Je connais la grande majorité des danseuses depuis l’âge de 8 ans. Aujourd’hui elles ont vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Nous avons grandi ensemble et nous formons une famille très solidaire. Entre nous il y a une confiance réciproque. Je les protège comme s’il s’agissait de mes vraies sœurs, elles croient en mes talents de chorégraphe et de styliste capable de sublimer leurs talents. Par ailleurs j’adore tous les genres de danse. Les danseuses orientales ont besoin d’une grande sensibilité pour pouvoir montrer cette sensualité qui les transforme, bon gré mal gré, en sex-symbols. En tant que chorégraphe, j’admire la danse du ventre et la capacité des danseuses orientales de maîtriser les moindres mouvements de leur corps. Je profite de l’occasion pour saluer toutes les danseuses orientales libanaises et arabes.

Quels sont les nouveaux projets des Mayyas et de Nadim Cherfane, mis à part leur prochain spectacle en tête d’affiche à Las Vegas dans le cadre de "l’ America’s Got Talent Live"? Allez-vous présenter un spectacle au Casino du Liban?

En effet, nous avons de très grands projets partout dans le monde, dans les pays arabes comme dans les pays occidentaux. Mais je vous prie de ne pas me demander des précisions. Nous aimons surprendre notre public et lui apporter de la joie.