Trois soirées exceptionnelles au cinéma vox du 4 au 6 novembre 2022. une occasion de s’immerger dans l’univers dense de Ghassan Salhab et d’en visionner le dernier volet, La Rivière.

C’est l’histoire d’un homme qui, une fois arrivé à l’aéroport, change de destination pour aller dans la montagne. C’est l’histoire d’un autre homme qui, à la suite d’un accident de voiture, devient amnésique. C’est une femme et un homme qui s’apprêtent à quitter un restaurant. Tous évoluent dans une topographie précise et presque convenue: la montagne, la vallée, la rivière – et dans un puissant rapport à la géographie. C’est, dans les très grandes lignes, le sujet de la trilogie que Ghassan Salhab préfère appeler triptyque, empruntant au vocabulaire de la peinture, et qui met à l’affiche, entre autres acteurs, Carlos Chahine, Carole Abboud, Fadi Abi Samra et Yumna Marwan qu’on avait découverte dans La Vallée et qu’on revoit dans La Rivière, aux côtés de Ali Suleiman. Ce triptyque, donc, se déplie comme un retable autour d’un fil conducteur: les trois films sont liés par la nécessité d’investir d’autres espaces que celui de Beyrouth – la ville ayant constitué le territoire des précédents longs-métrages – et sont, tous les trois, intimement travaillés par la catastrophe.

Dans La Montagne, un homme, Fadi, se rend à l’aéroport. Il est supposé s’absenter un mois. Mais au lieu de prendre l’avion, il loue une voiture, quitte Beyrouth, prend l’autoroute du nord pour aller dans la montagne où il s’enferme dans une chambre d’hôtel, ferme les volets, débranche le téléphone, tourne l’écran de télévision vers le mur, se fait livrer ses repas devant sa porte et se met à écrire. Ces tentatives s’avèrent toutefois assez vaines, les incursions sonores dans son huis clos se faisant de plus en plus nombreuses pour culminer avec le bruit des avions de chasse israéliens fendant le ciel en pleine nuit. On ne saura jamais rien du passé de cet homme ni ce qui l’a poussé à se retirer du monde. Le recours au vocabulaire esthétique du noir et blanc emprunte à l’atmosphère, angoissante autant que mystérieuse, du roman noir.

La fin de La Montagne, tournée à Ouyoun el-Simane, avec un plan de pas dans la neige, annonce discrètement le début de La Vallée qui s’ouvre sur un paysage lunaire où un homme, qui vient d’avoir un accident, marche comme venu de nulle part. Aussi, le film commence par cette phrase reprise du poète Wadih Saadé: "Et il est descendu de la montagne vers la vallée."

Une route, donc, des virages, la lumière, la plaine et la montagne, de l’autre côté, un accident. Le conducteur est un homme dont nul ne sait rien. Il est amnésique. Il marche le long de la route sous le soleil puis il est ramassé sur le bord du chemin par deux hommes et deux femmes. C’est, comme toujours chez Salhab, une question d’ambiance. Celle-ci nous prend dans l’atmosphère, écrasante, de la Bekaa, et celle d’une maison habitée par des individus dont on ne sait rien, sinon qu’ils pratiquent une activité illicite, dans un environnement qui devient menaçant jusqu’à la fin du film, au moment où le désastre sous-jacent finit par arriver: les personnages de La Vallée, placés dans l’œil du cyclone, assistent, impuissants, aux bombardements qui clôturent le film.

La Rivière commence là où s’arrête La Vallée, avec le bruit des avions de combat qui sillonnent le ciel et qui relancent les mêmes questions: est-ce qu’il y a une guerre? S’est-elle arrêtée ou continue-t-elle?

Aussi, c’est cette même menace qui pèse sur les magnifiques paysages de La Rivière, le dernier film qui est aussi le dernier volet de ce triptyque de Ghassan Salhab. Un homme et une femme s’enfoncent dans les profondeurs de la nature. Au milieu des bois, un chien se décompose. Une charogne. Il est davantage question d’amour, de mort et de fin de l’amour dans ce troisième volet où la sexualité, ainsi que ses représentations, est plus présente. En sourdine toutefois, car le bruit des avions qui sillonnent le ciel est omniprésent, de fait même écrasant. Ici, c’est le couple, dont on sait peu de choses, qui est menacé, dans son existence même. Les personnages tentent de faire exister leur histoire, une histoire d’amour et d’échec. Et toutes ces histoires, possibles ou impossibles, sont travaillées par la catastrophe. Au terme d’une longue et sinueuse descente à travers la forêt qui fait l’objet de quelques très beaux plans et surimpressions, de part et d’autre de la rivière, les deux personnages se contemplent. Une fin qui ressemble à celle, détournée, d’un film de Resnais.

Ghassan Salhab est un réalisateur qui résiste à la pression d’un cinéma mainstream; les nombreux obstacles financiers qu’ont dû surmonter ses films pour creuser leur chemin et exister en témoignent. Car si La Montagne (2011), produit par Abbout production, a trouvé l’appui de mécènes intéressés par un cinéma différent et celui du Doha Film Institute pour la postproduction, pour le deuxième volet de son triptyque, le réalisateur voit plus grand, ce qui implique davantage de fonds. La Vallée (2014) sera en couleurs et son équipe plus importante. Salhab coproduit le film avec Abbout production ainsi que des sociétés française et allemande et, en plus de fonds privés, obtient les aides de plusieurs fonds de soutien au cinéma (CNC et la Francophonie en France, Vision sud-est en Suisse, le World Cinema Fund en Allemagne, Fonds arabe pour les arts et la culture (Afac), le Doha Film Institute…), sans quoi rien de tout cela n’aurait été possible. En salle, La Vallée fait à peine plus d’entrées que La Montagne. Comme toujours, pour les films d’auteurs, les festivals (Toronto, Abu Dhabi, Berlin, Fribourg, La Rochelle, Hong-Kong, Namur, Tribeca, Doha, Marseille… ainsi que plusieurs autres) leur donneront ensuite une deuxième vie et leur permettront d’exister pleinement auprès d’un public lui aussi différent et pour lequel, du reste, ils ont été conçus. Pour La Rivière (2021), le troisième et dernier opus de sa série, Ghassan Salhab s’engage dans une coproduction de Khamsin Films, The Postoffice, Les Films de l’Atlaï et Unafilm.

Nayla Tamraz
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