Tandis que j’assistais à la représentation en laquelle Marie-Agnès Gillot, sous les traits d’Eurydice, faisait ses adieux d’étoile à l’Opéra, je retenais mon souffle. Pourquoi cette légère pointe d’angoisse au cœur de la joie que j’éprouve toujours face à la danse, et particulièrement face à cette danseuse splendide, unique, qu’est Marie-Agnès Gillot?

Je tremble parce que se joue ici pour elle la dernière fois, comme étoile du moins. La salle le sait. Et elle, Marie-Agnès Gillot, sait que la salle sait. Nous pourrions encore redoubler la phrase d’ailleurs, jusqu’à lui donner quatre termes.

Ce rapport entre les deux savoirs, celui de la danseuse et celui de l’Autre, ici la salle, c’est d’abord de l’amour. De fait, l’amour fut palpable tout au long du ballet, en chaque geste de l’étoile s’adonnant à son public et à son art, en chaque souffle de la salle venant s’unir à elle. Exactement, nous disait-elle, comme elle le cherche dans la danse: l’Autre qui respire avec elle. L’inspiration, vibrante, de sa danse se trouve soulignée, épousée, par celle du chant d’Orphée. Entre danse et chant lyriques, entre le corps de Marie-Agnès Gillot et celui de la salle, la rencontre, sublime, est là. Splendeur absolue de cette dernière fois.

Où gît la tragédie alors, celle dont la possibilité me semble sourdre ce soir? Certes, Marie-Agnès Gillot n’a pas fait mystère de sa peine à quitter l’Opéra, à devoir éprouver, dans l’infini de ses dons, cette part de finitude. Mais le public pressent, comme elle-même certainement, que sa création appelle de nouveaux commencements, qui sauront conjurer l’irrémédiable de la fin. Aussi, la tragédie ne plane-t-elle pas dans l’après-cette-dernière-fois, mais bien au cœur de celle-ci, dont chacun sait qu’elle se produit en un intense présent.

Au-delà de cette conscience extrême, tendue, en pleine lumière, sur le fil d’un rendez-vous ultime – il n’y a qu’une seule dernière fois – opère aussi une force de l’ombre, un autre savoir, que la psychanalyse appelle l’inconscient. Ce savoir de l’ombre n’implique pas forcément le funeste, mais signifie l’insu. L’imprévisible, l’indicible, l’insaisissable. Et parfois le tragique. Je m’inquiète parce que je le sais, et que je me souviens.

Par deux fois, l’héroïsme des demi-dieux et la tragédie de l’humain se sont noués sous mes yeux. 9 juillet 2006: Zinédine Zidane, céleste, au sommet de son aura, au terme d’un Coupe du monde étincelante, joue sa dernière fois en ce soir de finale; sa finale. 12 août 2017: Usain Bolt, le géant au charisme fou, est le dernier relayeur du quatre fois cent mètres aux Mondiaux d’athlétisme de Londres, pour le titre suprême et la course couronnant sa carrière. Par deux fois, sous l’effet de forces intérieures sans doute portées à une limite, sous l’effet d’un mystère intime à la fois grandiose et tragique, la foudre est tombée. Sur l’histoire de ces hommes magnifiques, mais surtout en eux.

Le monde ne les en a aimés que davantage, d’un amour rare comme eux, sublime ou sublimé, mais qui a eu son prix. J’aime aussi, depuis longtemps déjà, Marie-Agnès Gillot. Si je retiens mon souffle, c’est au nom de cet humble désir: puisse sa dernière fois seulement lui sourire.

L’ultime note, l’ultime geste s’achèvent. La salle entière se lève. Marie-Agnès Gillot rit et rayonne sous une pluie d’étoiles, de roses et de bravos. Toute en splendeur radieuse. La tragédie d’Eurydice, ce soir, est restée circonscrite au récit. Dieux – des enfers comme des cieux – merci.

@sabinecallegari