J’aime me promener dans les rues de ma ville plongée dans tous ses états. Le matin où la lumière est déjà éclatante de soleil, avant que les voitures n’envahissent l’espace étroit des avenues, ou le soir quand les couleurs du coucher se font plus douces et que les passants pressent le pas pour rentrer chez eux.

J’aime regarder leur visage à la fin de la journée. Il y a ceux qui baissent la tête en fixant le trottoir, ceux qui se déhanchent, la tête haute, le buste bombé, ceux qui dévisagent les lieux alentour sans rater aucun détail. Il y a les regards opaques qui ne trahissent aucune émotion, les regards tendres et généreux emplis de paroles, et les yeux tristes qui recèlent d’histoires et de larmes.

J’aime surtout le sourire de mes compatriotes. Qu’il soit naturel ou forcé, il n’a jamais déserté la face des Libanais, en toutes circonstances, contre vents et marées. Je les vois sourire en les croisant dans la boulangerie du coin, sur la longue corniche de Beyrouth, ou dans la cage d’escaliers de l’immeuble privé d’électricité. Je les vois sourire quand je leur demande les indications de la route, quand ils me regardent en compagnie de mes enfants ou quand ils chantonnent en rentrant du boulot.

La puissance de leur sourire m’a toujours fascinée. Un sourire qui brave les difficultés les plus insurmontables, bien que le cœur pleure et que l’esprit ploie sous l’inquiétude du lendemain. Il défie la peine et la solitude, quand le courage de surmonter la peur l’emporte sur le désarroi, quand la décision d’avancer, un pas après l’autre, un jour après l’autre, triomphe chaque matin.

J’aime ce sourire qui reflète la générosité de leur âme. Dans un monde où le verbe donner est synonyme de faiblesse, de fragilité, quand les preneurs accaparent les devants de la scène, un sourire est un bras tendu, une barque que l’on offre pour traverser la rivière, quand le courant de l’eau semble trop fort. Il a le pouvoir de dissiper la nuit, d’ajouter un peu de douceur à la vie. Il nargue le destin. Un sourire qui ressemble à de l’insolence pour le monde extérieur qui assiste au déclin d’une nation et s’attend au défaitisme d’un peuple. L’on peut mener la dolce vita à Milan, survivre grâce à l’État-providence à Paris ou faire fortune aux États-Unis, mais un sourire à Beyrouth, sous le ciel bleu glacé de décembre, sous un soleil plus arrogant que jamais, est tout simplement incomparable. Car il s’agit d’un acte de courage, de générosité, d’altruisme. C’est le triomphe de l’espoir en dépit de tout ce qu’on a perdu, de tout ce qu’on a vécu et survécu. C’est la promesse de l’aube qui fait fi de la nuit. C’est la beauté de la primevère qui fleurit dans la neige.

J’aime la danse que fait la foule libanaise quand elle avance. Cette foule hétérogène aux formes multiples avance par vagues, tantôt un élan vers l’avant, tantôt des marées basses en arrière. Mais elle ne perd pas pied. Elle s’adapte aux aléas du temps. Elle lâche sa colère et sa révolte au tempo des immenses vagues en pleine tempête, puis prend un temps de répit en période d’accalmie. Comme un essaim de libellules, elle évolue en esquissant des arabesques dans l’air, en s’entrelaçant de mille manières, plus téméraire face aux contraintes, à la recherche de la lumière, de la liberté.

J’aime me fondre dans ce peuple. Mon peuple. Si on le voyait de l’extérieur, son mouvement aurait sans doute l’allure de la démence, vu la profondeur des abysses, vu la chute vertigineuse des falaises. Mais qu’elle est belle cette mouvance qui ne recule pas! Inattendue, effrontée, libre dans son chaos, dans son délire. Et c’est précisément en se mêlant à cette marée humaine, à ce feu follet qui ne s’éteint point, en sentant le même sang chaud, vibrant, couler dans les veines de ce corps collectif, de ce phénix intemporel, que l’on comprend l’importance d’avoir des ailes.