C’est en 1928 que Romain Gary, engagé dans la Résistance et deux fois lauréat du prix Goncourt dont l’un sous la signature d’Ajar, s’installe à Nice avec sa mère qui lui a promis le ciel bleu. C’est dans cette ville que l’écriture prend à ses yeux une dimension vitale, que ses liens avec la Méditerranée se nouent solidement. À sa mort, ses cendres y sont dispersées. La Promesse de l’aube, autobiographie fictive parue en 1960, est au bout du compte une promesse tenue mais un peu trop tard. Au fil des pages, la figure maternelle occupe tout l’espace narratif et se confond avec la ville. Tant de lieux foulés sont ceux de la mémoire affective de l’auteur qui a fait de Nice son port d’attache.

Se rendre sur les lieux que Romain et Nina ont foulés, c’est en quelque sorte mettre ses pas dans les leurs, c’est laisser sur le bitume une trace qui s’additionnerait à d’autres, c’est remonter à l’époque de l’entre-deux guerres. Époque où Roman Kacew alias Romain Gary, né en1914 à Vilnius en Lituanie, découvre cette France idyllique, ce "mythe fabuleux" dont Nina berçait son enfance et dont l’éducation se concentrait sur la lecture de classiques: L’Enfance et la Vie des Français illustres pour l’histoire et La Fontaine et Hugo pour la littérature.

Il y a d’abord l’arrivée à la gare de Nice dont il garde "le souvenir d’un porteur". Puis l’installation dans le deux-pièces de l’avenue Shakespeare où l’adolescent apprend que sa mère se prive de viande pour le nourrir et, bouleversé, s’enfuit: "Au bout de l’avenue Shakespeare où nous habitions alors, il y avait un remblai presque vertical qui dominait le chemin de fer, et c’est là que je courus me cacher." Romain Gary relate avec humour les situations embarrassantes dans lesquelles l’amour maternel le jetait, un humour dont il ne se départira pas tout au long de l’écriture et dont il dit: "L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive."

Mina alias Nina, ancienne actrice russe, voue un amour et une foi inconditionnels à son fils. Elle prédit son avenir: "Tu seras Victor Hugo, Prix Nobel!", ou encore: "Tu seras ambassadeur de France."  Et Gary de conclure: "C’était cela que j’aurais voulu lui offrir." Énergique et flamboyante, Nina s’impose au sein d’une société cosmopolite où se côtoient Anglais, Russes, Italiens et Français. Elle se rend à l’avenue Victoire, aujourd’hui avenue Jean Médecin, pour vendre les pièces de vieille argenterie rapportées de Russie. C’est une lutte sans trêve contre l’adversité: "Après avoir passé la journée à marcher de maison en maison, sa petite valise à la main – il s’agissait d’aller voir les riches Anglais dans les palaces en se présentant comme une dame appauvrie de l’aristocratie russe réduite à vendre ses derniers bijoux de famille – les bijoux lui étaient confiés par les boutiquiers et une commission de dix pour cent lui était réservée […]." Elle finit par obtenir une vitrine de couloir à l’hôtel Negresco, aujourd’hui fleuron de l’hôtellerie de luxe, "où elle exposait les articles que les magasins de luxe lui concédaient […]."

Peu de temps après, le couple déménage. Nous voici devant ce qui fut l’hôtel-pension Mermonts, situé boulevard Carlone au numéro 7, et actuellement boulevard Grosso au carrefour de la rue Dante. Une plaque commémorative contre le mur de l’immeuble attire le regard: "Ici, de 1930 à 1933, vécut Romain Gary. Écrivain, deux fois prix Goncourt. Compagnon de la Libération." C’est dans cet appartement que l’adolescent se met à l’écriture pour connaître le destin grandiose que sa mère lui prédit. L’auteur raconte: "Ce fut à cette époque que ma mère fit sa meilleure affaire, la vente d’un immeuble de sept étages […]. Ce fut tout à fait par hasard que l’acheteur se présenta. […] frappé, comme tant d’autres avant lui, par l’esprit d’entreprise et l’énergie de ma mère, il lui en confia la gérance, acceptant séance tenante la suggestion de transformer une partie de l’immeuble en hôtel-restaurant."

Nina se rend tous les jours au marché de la Buffa pour s’approvisionner: "C’était un lieu d’accents, d’odeurs et de couleurs, où de nobles imprécations s’élevaient au-dessus des escalopes, côtelettes, poireaux […]. Chaque fois que je reviens à Nice, je me rends au marché de la Buffa. J’erre longuement parmi les poireaux, les asperges, les melons, les pièces de bœuf, les fruits, les fleurs et les poissons. Les bruits, les voix, les gestes, les odeurs et les parfums n’ont pas changé, et il ne manque que peu de chose, presque rien, pour que l’illusion soit complète." Aujourd’hui, il n’en reste qu’un vieux bâtiment à l’abandon, à l’intersection du boulevard Gambetta, avec l’enseigne bleue "Marché de la Buffa" et tout en haut, l’année gravée 1925.

Romain fréquente le lycée Massena dont le prestigieux bâtiment accueille encore aujourd’hui des élèves en internat: "Le lycée de Nice n’était pas le seul établissement éducatif qui s’élevât alors entre la place Massena et l’esplanade du Paillon." Sur le chemin du retour, Romain s’arrêtait au marché aux fleurs, aujourd’hui Cours Saleya: "Je pus ainsi, en revenant du lycée, m’arrêter parfois au marché aux fleurs et acheter, pour cinquante centimes, un bouquet parfumé, que j’offrais à ma mère." Au fil du temps, l’adolescent s’émancipe et prend des initiatives. C’est au vieux Nice qu’il ira vendre le samovar invendable sur l’avenue Victoire: "J’avais même réussi à vendre le fameux samovar, que j’avais placé chez un antiquaire du vieux Nice, pour une somme sans doute dérisoire […]"

Seulement, il y avait dans cette lutte incessante, des jours heureux où mère et fils se retrouvaient au bord de la mer: "On pouvait donc voir, à cette époque, vers neuf heures du soir, contemplant la foule de flâneurs, sur la Promenade des Anglais, une dame distinguée aux cheveux blancs et un adolescent en blazer bleu, assis discrètement le dos conte la balustrade […]." Romain Gary n’a cessé de célébrer la Méditerranée à laquelle il rend hommage: "Chère Méditerranée! Que ta sagesse latine, si douce à la vie, me fut donc clémente et amicale, et avec quelle indulgence ton vieux regard amusé s’est posé sur mon front d’adolescent! Je reviens toujours à ton bord, avec les barques qui ramènent le couchant dans leurs filets. J’ai été heureux sur ces galets."

Romain Gary réalise les ambitions de sa mère en rejoignant l’aviation de la France libre et en s’engageant auprès du général de Gaulle. Il combat en Grande-Bretagne et en Afrique contre l’occupation et obtient le grade de capitaine. Au moment où il écrit son roman, il dit: "Il vaut peut-être mieux dire tout de suite, pour la clarté de ce récit, que je suis aujourd’hui Consul général de France, compagnon de la Libération, officier de la Légion d’honneur et que si je ne suis devenu ni Ibsen, ni d’Annunzio, ce n’est pas faute d’avoir essayé." Revenant à Nice à la fin de la guerre, il découvre que sa mère est décédée trois ans et demi avant son retour: "Elle avait écrit près de deux cent cinquante lettres, qu’elle avait fait parvenir à son amie en Suisse. Je ne devais pas savoir – les lettres devaient m’être expédiées régulièrement […]."

En juin 2005, à l’occasion des vingt-cinq ans de la mort de Romain Gary, Nice célèbre l’écrivain résistant par des expositions, projections, récitals et théâtre relatant son parcours. La Bibliothèque patrimoniale de Nice lui rend hommage en prenant le nom de Bibliothèque Romain Gary. La directrice, Myriam Cauvin, nous emmène pour une visite des lieux et précise que "le cœur de ses collections provient de l’ancienne bibliothèque épiscopale de 1706. Elle renferme de nombreux trésors: manuscrits, estampes, affiches, photographies, cartes […]. Mais les archives de Romain Gary sont à l’Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine) près de Caen." Adapté en 1970 par Jules Dassin où Mélina Mercouri jouait la mère possessive, le roman revient sur le devant de la scène en 2017 avec la belle adaptation d’Éric Barbier où Charlotte Gainsbourg incarne Nina, et Pierre Niney le jeune Gary.