On a cette promesse-là, il suffirait de changer de date, de maison, de ville… pour se transformer. Ma vie en mieux. Nouvelle école, nouveau pays, nouveaux amis… Nouveau Moi. À toute nouvelle année, un autre temps s’ouvre: pour l’honorer, on déploie un florilège de résolutions. Nos sempiternelles "deuxièmes chances". On y croit ferme, porté par la magie de la grâce, comme une rédemption à mesure d’humains. On répète les espoirs des années d’avant, comme reviennent les réveillons et leurs feux d’artifice. On a le sentiment – par exemple – de maigrir déjà, par la seule énonciation: ma résolution pour 2023? Je m’engage à perdre du poids. Et de s’empresser d’ajouter pour renforcer l’intention: pour ma santé, d’abord.
Perdre du poids, mantra collectif. Un pays constamment au régime devant des tables alléchantes, offrandes de mains, virtuosités de cuisine. Pas un rassemblement sans que ce sujet soit évoqué: on en parle, on l’évite, on y pense. Mots volubiles et nourriture généreuse s’entremêlent, tels des mouvements de danse. Velléités de contrôle, de modération alors que les petites écuelles de mezzés rivalisent de couleurs et de saveur. Des plats aux arômes d’ail, de thym, d’huile d’olive. Et les desserts, les fruits. Comment résister aux joies du partage, à l’ivresse de l’excès dans un pays à l’hospitalité légendaire, à la créativité culinaire quotidienne? Perdre du poids, mantra collectif. Les corps se scrutent, s’analysent, se pèsent des yeux, au milieu des bonjours tonitruants. On commente avec verve, à la fois patients, concernés et experts en nutrition. Nos certitudes contradictoires. Et le bourdonnement des phrases assaille les sens comme le font ces regards, ces moues, les exclamations.
Tu as maigri, comment tu as fait? | Montre-moi, tu peux soulever ta chemise, on est entre nous! | Tu as pris des kilos toi, attention! | Elle ne mange rien, c’est fou! | Il faut supprimer le sucre et le gras. | Je connais une nutritionniste qui fait des miracles. | Couche-toi sans dîner, j’ai perdu 5 kilos comme ça. | Tu as essayé le régime intermittent? | Mais les hommes aiment les rondes, en vrai, la minceur, c’est pour les apparences. | Je finis toujours par craquer, je n’y arriverai jamais. | Il faut se mettre au sport, ça ne fait pas maigrir, mais ça aide. | C’est Pâques quand même, pas de Pâques sans maamouls! Tu n’as pas goûté à mon mélange pistaches-noix, yalla, tu feras ton régime demain! | Quand c’est bon, ça ne peut pas faire de mal! | Ne pense pas régime, mais mode de vie, un truc que tu peux tenir à vie. | Mange une pomme. | Fais-toi aider par un professionnel. | Arrête le grignotage et tu verras, ça marche, c’est le grignotage qui fait grossir. | Elle est si maigre, elle ne doit pas être heureuse, impossible! | De toute façon, j’ai compris, tu peux être sûre, dès que c’est bon, ça fait grossir. | Un séjour au Liban sans Knéfé? Hérésie! | Trop mauvais de maigrir vite, méfiance pour ces régimes qui le promettent. | Plus on vieillit, plus c’est difficile. | Je prends de petits couverts maintenant, ça donne une impression d’assiettes pleines. | Commence par remplir ton estomac avec de la soupe, pour la satiété. | Comment tu as fait pour maigrir, donne-moi ton régime! | Un homme, ça maigrit plus facilement, ce n’est pas juste! | J’évite d’acheter des sucreries, j’éloigne les tentations, je n’en ai jamais chez moi. | Maintenant, je m’assois toujours à table, avant, je mangeais debout, rapidement. | Il ne faut pas se peser tous les jours, ça démotive! | Je me pèse régulièrement pour mieux contrôler les excès. | Elle met une gaine, ce n’est pas possible autrement. | Ne fais jamais les courses le ventre vide, tu risques de ne pas contrôler. | Goûte, tu ne peux pas me faire cette offense, goûte au moins, pas de régime chez moi. | Le sommeil, pour maigrir il faut dormir, un bon sommeil. | Le secret est dans l’équilibre ou, si tu préfères, dans la mesure. | Tu es sûre que tu bois assez? 1,5 litre minimum. | Le régime protéiné, ça marche, mais on reprend après. | Tu peux manger des choses qui calent si tu as toujours faim. | Tu es certaine que c’est de la faim? Tu arrives à distinguer la faim de l’envie? | C’est ma morphologie, je n’y peux rien. | Tout est dans la tête, essaie un psy. | Gaffe à l’effet yo-yo, si tu prives ton corps, il se vengera. | Les facteurs héréditaires jouent, c’est évident. | Non mais ça te va bien, ça te va très bien ces quelques kilos de plus. | Elle a fait l’opération, je ne vois pas comment autrement. | Il ne faut pas perdre plus d’un kilo par mois. | Je suis en hypo, y a plein de bonnes recettes. | Tu attends d’être malade pour t’y mettre, un petit diabète pour te décider? | J’ai mis une photo de moi mince sur la porte du frigo, alerte ou nostalgie? | Elle a tellement grossi, je ne l’ai pas reconnue. | C’est une question d’habitude, il suffit de substituer les bonnes aux mauvaises. | Je ne dîne jamais après 19 heures. | Le vinaigre de cidre. | Un jus de citron le matin. | Cuisiner, il faut cuisiner, anticiper les repas, ça aide. | Attends, pose ta fourchette entre deux bouchées, mâche longtemps, que ça arrive au cerveau. | Tu feras ton régime demain, chez moi, tu manges ! | Le plaisir, sans plaisir, impossible de maigrir. | Les émotions ça fait manger, surtout les négatives. | Moi, quand je suis triste, je cesse de bouffer; ah, toi, c’est le contraire? | Quelle chance, on n’est pas égaux devant le poids, il suffit que je renifle un plat pour prendre un kilo. | Pourquoi tu te ressers? c’est très mauvais, très. | Ça ne sert à rien de culpabiliser, tu reprendras demain, demain est un autre jour. | On fait comment, quand on a des gosses à nourrir et des goûters plein les placards? | Je me brosse les dents pour marquer la fin du repas, tu devrais essayer. | Ne pas manger devant la télé, éviter les écrans, il est important de prendre conscience qu’on mange, d’apprécier chaque saveur. | J’utilise une appli, c’est très pratique, je ne fais pas de régime, mais je renseigne tout ce que j’ingurgite. | On n’a qu’une vie! | 5 minutes de plaisir, 5 ans sur tes hanches. | Tu as essayé le yoga?
Très vite, la bonne résolution devient caisse de résonance de tous les mots entendus. Et cet irréductible sentiment de peser des tonnes… en paroles et contradictions.
Injonctions paradoxales qui nous chahutent depuis l’enfance, dans notre lien à la nourriture, mais aussi à l’autre, à la morale, au mouvement, à la vie. Et à prendre en main une réalité et son contraire, on deviendrait fou, à moins d’apprendre ainsi les irréductibles paradoxes de la vie.
Gracia Bejjani
