Il a fallu cinq ans pour compléter la dernière production de Carol Mansour, Aida Returns. Film profondément émouvant, il utilise un dispositif littéraire bien connu: l’odyssée. Mais Aida Abboud, la protagoniste de cette histoire et la mère de Carol Mansour, entreprend un voyage non pas dans la vie, mais dans la mort. À la fin de ses jours, elle avoue à sa fille qu’elle souhaite être incinérée et que ses cendres soient emmenées en Palestine. Carol transporte les cendres avec elle à Beyrouth, où ses amis se portent volontaires pour réaliser ce souhait. Alors que les cendres d’Aida se lancent dans son voyage de retour, sa fille commence sa quête pour découvrir ses racines à travers celles de sa mère et pour comprendre les multiples exils qui ont défini la vie de ses parents.

Libanaise et canadienne, Carol Mansour est d’origine palestinienne. Sa mère vient de Yafa et son père de Haïfa. Ses parents ont été victimes de la Nakba de 1948 – la catastrophe qui a entraîné l’expulsion de centaines de milliers de personnes de leurs demeures, les privant de leurs terres et de leurs biens, dont beaucoup se sont retrouvés dans des camps de réfugiés dans des conditions désolantes. Les parents de Carol, les Abboud et les Mansour, cherchent refuge au Liban. Ils se marient et se font une nouvelle vie, mais la guerre du Liban entraîne un autre exode de Beyrouth, et la famille de Carol émigre au Canada et s’installe à Montréal. Mais aucun confort ne peut compenser la perte du foyer et de la terre, et de l’identité elle-même. Avec l’âge, Aida se bat contre la démence et, alors qu’elle tombe dans des moments d’oubli, elle aspire à sa maison familiale, la maison où elle a grandi à Yafa.

Ma première rencontre avec Yafa (ou Jaffa), une ville levantine sur la Méditerranée, fut à travers la lecture des classiques britanniques, où les oranges de Yafa étaient des fruits exotiques exportés en Angleterre et associés à la richesse et au luxe. Bien que profondément personnel, ce documentaire présente un aperçu d’un phénomène socioculturel nommé les villes levantines par Philip Mansel*. Ces villes, telles qu’Alexandrie, Beyrouth, Smyrne et Istanbul, ont pris de l’importance au cours des quelque 400 ans de domination ottomane du Levant. Ces villes n’avaient de frontières que la mer Méditerranée. Yafa était un port de commerce actif avec une classe moyenne instruite et multilingue. Les villes levantines se caractérisent également par leur cosmopolitisme vibrant, leur ouverture, leur diversité en termes de langues, d’ethnies et de religions, leur modernité et leur vulnérabilité. Leur importance culturelle était considérable; d’ailleurs, les qualités citées ci-dessus furent les ingrédients mêmes qui ont rendu possible la Nahda, la Renaissance arabe.

Le film met en lumière des aspects de la Palestine que l’on voit rarement: une Palestine multiculturelle, diversifiée et sophistiquée, où cocktails et matchs de tennis étaient appréciés par une classe moyenne animée composée de professionnels issus d’excellentes écoles, parlant plusieurs langues et appréciant la modernité et l’ouverture typiques des villes levantines.

Dans le film, on voit des images de la famille à Montréal, leur troisième maison, après avoir été exilée de la Palestine, ensuite du Liban. Carol Mansour a un style narratif distinctif qui lui permet d’aborder les problèmes les plus douloureux avec un humour mélancolique et une touche légère. Les membres de la famille s’expriment sans effort en mélangeant français, arabe et anglais, alors qu’ils parlent de sujets très sérieux: le vieillissement, la démence, la maladie, la mort et l’amour. Entourée de coussins brodés, de cadres photo et de meubles précieux – le fouillis animé de la vie –, Aida a des moments de lucidité; elle dit à sa fille qu’elle ne peut pas comprendre sa condition mais sait qu’elle veut vivre. Elle livre cette pensée presque dans un ton monotone, avec un geste de ses mains magnifiquement manucurées, ses ongles parfaits et provocants peints d’un rouge vif.

Il n’y a rien de violent ou de macabre dans ce film chaud et infusé de soleil. Un système complexe de photographie utilise, entre autres dispositifs de tournage, une combinaison de téléphones portables qui relient Yafa, Beyrouth et Montréal, en d’autres mots, le passé et le futur. Ce film est une exploration personnelle unique de la perte et de l’exil. C’est aussi une célébration et une justification d’une vie douce et bien vécue. Le titre explique tout: en utilisant le présent, la mort de Aida  fait partie du cycle de la vie. Tout rentre dans l’ordre quand elle retrouve sa place dans le contexte de sa maison ancestrale, et de son jardin levantin au bord de la mer Méditerranéenne. Ses souvenirs lui ont permis de retrouver sa famille, de rentrer chez elle, et rendent ainsi sa mémoire éternelle.

*Philippe Mansel, Levant: Splendeur et catastrophe sur la Méditerranée, Yale University Press, 2012.