"Chez toi, les meubles ont des pieds", ta mère aime se faire taquiner, les pieds qui bougent, c’est elle, sa manie de remodeler les pièces de l’appartement. Plusieurs fois par an, les lieux se transforment, identiques, déplacés, différemment assemblés. L’espace se fabrique dans le mouvement des objets. Ça circule, ça vit, ça vous déménage sans changer d’appartement. Les meubles ont des pieds, ta mère les dégourdit.

Seule la table de la salle à manger résiste, enracinée au sol, en centre de pièce. Longue, massive, évidente. Table à manger et c’est famille autour. Table et ses règles: y poser les coudes; ne pas. Table à dresser, assiettes et couverts t’applaudissent de leur cliquetis sonore en se laissant déposer. Tes bras, fiers d’être utiles. Tu en profites pour répéter la différence gauche/droite en secouant la main qui écrit, comme pour gronder les absents.

La table à manger ordonne l’espace, rythme le temps. Aléatoires repas en semaine. Puis le déjeuner du dimanche, le rendez-vous sacré. Table et places autour, comme cartes distribuées. Toi, ici. Quelle sera ta place dans le monde, dans la vie à venir? Tu testes parfois la chaise qui trône au bout, usurper l’identité de ta mère. Table à manger c’est famille, répétitions de gestes, repères et sursauts quand un étranger s’assoit à la place du frère, intrus à ta gauche. Saugrenu désarroi d’abandon fraternel: tu sais qu’il n’en est rien, simple hasard de tablée.

L’avant-guerre. Tu es petite. Les mots des tantes regardent ta mère pour s’assurer de l’effet: elle a poussé. Tu passes d’un superlatif à l’autre, tu te sens fière. Fière et bête, quel mérite à grandir. Un pied puis l’autre sans trébucher, tu avances en équilibriste, scrutée et ignorée par mêmes pupilles comme des questions qui ne viennent pas. Sans savoir que faire des yeux, de l’absence. Tu flottes, allure du trop visible, objet de l’imperceptible. Pourquoi si timide, qu’elle vienne ici que je l’embrasse. Isoler les voix pour les reconnaître: elles remontent de la table, semblent sortir des plats en couleurs. Trop de nourriture, trop de vocalises. Trop de toi en simples dîners de famille. Salle à manger, un espace de normalité, mais vous exagérez tout, surenchère de joie dans l’excitation des retrouvailles.

Il suffirait de traverser ces voix, de trouver une chaise, te perdre parmi eux. Ta place, comme toujours, après tu la chercheras. Mains accrochées à la solidité de la table qui vous réunit fidèlement. Vous réunit et vous sépare. Table comme frontières et tu t’amuses à transformer les prénoms en républiques, les nommer pays pour oublier qu’oncles et tantes, puis imaginer des guerres, avec les couverts pour armes.

Quelques années plus tard, votre vraie guerre vous précipitera en exil forcé dans une autre région. Vous avez fermé la porte ce matin-là pour un déjeuner de famille sans vous douter qu’il ne vous sera plus possible d’y retourner, sans vous être préparés à cet arrachement. Notre maison, tu disais, "appartement", t’aurait tenue à distance. La table à manger ne sera rapatriée qu’au bout d’un an. Elle vous suivra, nommée parmi les indispensables à récupérer de la maison de ton enfance. Ta mère établit de mémoire les listes: "la table de la salle à manger et ses dix chaises". Ton père se chargera du retour parmi vous de ces objets qu’elle estime importants. Chaque mot consigné dans ces moments de choix forcé marque douloureusement le renoncement au véritable retour à la vie d’avant. On en récupère des bribes pour un semblant de continuité, vital pour résister au bouleversement.

Dans ce nouveau lieu qui ne t’a pas vu naître, la table occupe autrement l’espace. Elle laisse peu de place au passage, sérieuse, efficace. Tu ne te caches plus dessous. Tu ne recherches plus de sécurité dans l’ombre qu’elle crée sous elle. Ce n’est plus ta tente en bois, ta maison secrète. Une table à manger.

Aujourd’hui, tu es autrement exilée, mais tu reviens toujours du pays qui leur est étranger. Les pieds des meubles ne se sont pas assagis, ta mère poursuit ses rituels, espiègle quand elle en parle. De nouveaux bibelots grimacent çà et là. Seule la table de la salle à manger conserve son arrogance de roc au centre de l’agitation. Apprêtée de sa belle nappe en dentelles, elle t’épie, placide comme les bras de ta mère. Robuste comme on n’en fait plus, elle ne plie ni ne se brise sous le poids des plats aux couleurs assemblées, telles perles de colliers croisés.

Tu reprends place dans vos repas de famille; pour eux, ça n’a jamais cessé. Tu rattrapes vos murmures d’antan: ta vie d’exil, longue pause entre deux retours. Tu n’as plus la même honte puérile, mais persiste la petite gêne à être scrutée: a-t-elle maigri, est-elle heureuse, pense-t-elle encore à nous, va-t-elle un jour revenir pour de vrai… Tu te dépêches alors de t’assoir à table: sa masse entre toi et eux te protège de leurs regards inoffensifs. Temps. Distance. Et tu peines à voir la peau de leurs visages, une main d’irréel recouvre leurs traits, poussière emplâtrée. Tu te tiens comme si votre stabilité n’était pas criblée d’absence. Tu flottes, sourde, tétanisée de voir vieillir mère et père. Presser ton corps contre la table; son bois, soubassement de pérennité. Ces fils humbles qui toujours vous uniront.

 

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