"Ernest adorait son métier (…). Jour après jour, ses patients l’invitaient dans les recoins les plus secrets de leurs vies. Jour après jour, il les rassurait, prenait soin d’eux, soulageait leur peine (…) Ernest n’était pas croyant. Mais lorsqu’il ouvrait son agenda chaque matin et voyait les noms des huit ou neuf êtres chers avec lesquels il allait passer la journée, il était alors gagné par un sentiment qu’il ne pouvait qualifier que de religieux. Dans ces moments-là, il éprouvait un désir profond de dire merci – à quelqu’un, à quelque chose – merci pour l’avoir mené à sa vocation[1]."

En s’ouvrant ainsi sur les sentiments de son héros, psychanalyste, le roman d’Irvin Yalom s’empare d’emblée du puissant phénomène du transfert, celui qui fait que le lien d’un patient à son psychanalyste ne ressemble à aucun autre, celui qui révolutionne des vies. Le transfert: tel est donc le nom de ce lien mystérieux qui, à coup sûr, soigne et transforme, mais dont il est aussi difficile d’appréhender la réalité sans l’avoir expérimentée que d’imaginer l’état amoureux avant de l’avoir soi-même connu.

Chacun a l’idée que la conceptualisation et le maniement du transfert appartiennent au champ de la psychanalyse et singularisent celle-ci. Chacun conçoit aussi que le transfert, quand il se produit, concerne ce qu’éprouve un patient pour son psychanalyste, et ce qu’il rejoue ainsi des liens affectifs de son histoire. Mais sait-on vraiment que la psychanalyse est essentiellement une expérience, une rencontre d’amour? Il faudrait écrire une rencontre d’amours au pluriel, puisqu’il s’agit de deux amours qui à la fois se lient et se différencient, celui du patient et celui du psychanalyste.

On ne parle pas souvent de l’amour du psychanalyste. Pourtant, c’est parce qu’un authentique terrain d’amour est offert à la parole d’un sujet que tout peut commencer. "Au commencement de l’expérience analytique, fut l’amour", a énoncé Lacan au début de son séminaire de 1960-1961. "Au commencement de la psychanalyse est le transfert", a-t-il écrit par ailleurs. Ainsi, il y a coïncidence de la psychanalyse et de l’amour autour du transfert: amour présent, amour réel, entre un patient qui choisit son analyste et l’analyste qui choisit son métier, dont il sait qu’il mettra forcément en jeu son amour. C’est en cela que le transfert concerne les deux membres du lien, dans une rencontre réciproque, mais non symétrique.

Il y a choix d’amour de part et d’autre, mais nécessaire disparité des positions, de la manière d’aimer. L’amour du patient est engagement, dans la mesure où il engage dans sa parole les affects de son être, les empreintes de son parcours, les figures, parfois les fantômes, de son histoire, les impasses de sa vie, puis l’invention de ses issues. L’amour de l’analyste est renoncement – "lien d’abnégation", dit Lacan –, puisque son amour implique, précisément, d’empêcher que le patient aussi bien que lui-même ne se perdent dans l’amour. Assumant l’amour vrai du transfert, l’analyste maintient l’écart entre les risques d’une relation duelle aliénante, aux conséquences catastrophiques, et une rencontre d’amour réussie, au sens de l’analyse comme terrain d’amour offert aux mutations du sujet. "Nous sommes tous vos petites chenilles appelées à se transformer en papillons", m’a dit un jour une patiente.

Cet article vise à rendre tangible, sensible, le phénomène du transfert, si fondamental que j’avance ceci: une psychanalyse pourrait opérer rien que du transfert (même si elle ne s’y résume pas); ce qui implique qu’une seule erreur de l’analyste dans le maniement du transfert peut suffire à arrêter prématurément une cure.

Dans une rencontre d’amour, quelle qu’elle soit, il y a toujours de l’indicible, un échec du langage à signifier le mystère du choix. C’est pourquoi j’illustrerai le transfert, non pas du côté de la théorie, mais du lien vivant, en recherchant le témoignage de ceux qui l’ont approché, celui de patients autant que celui d’artistes. À titre d’exemple, trois œuvres mettent en scène le transfert avec la force de vérité propre à la fiction. Mensonges sur le divan d’Irvin Yalom est un roman à suspense, dont la tension narrative tient à ce qu’il engage l’interaction entre un patient et son psychanalyste sur le fil d’une question brûlante et bien réelle: jusqu’où le psychanalyste peut-il se risquer dans la proximité avec son patient? A dangerous method, film de David Cronenberg, se caractérise par une grande exactitude des faits quand il s’empare de l’un des premiers transferts de l’histoire de la psychanalyse, celui, dramatique et fécond, atypique et pourtant si éclairant, qui a lié Sabina Spielrein et Carl-Gustav Jung. Enfin, Et Nietzsche a pleuré, autre roman d’Irvin Yalom, invente la cure de deux figures ayant réellement existé, mais ne s’étant jamais rencontrées: le docteur Joseph Breuer, l’un des pères fondateurs de la psychanalyse, et le philosophe Friedrich Nietzsche, appelé à régner en maître sur la pensée philosophique contemporaine.

Sabine Callegari
@sabinecallegari


[1] Irvin Yalom, Mensonges sur le divan, Galaade, 2012.