Qui est Râbi’a al-Adawiyya, la plus grande poétesse soufie de l’islam? A-t- elle connu la passion humaine et l’ivresse des sens avant de choisir l’amour divin et l’extase mystique? Pourquoi a-t-on tendance à la comparer à sainte Thérèse d’Avila, la grande figure mystique du christianisme?

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Râbi’a al-Adawiyya al-Qaysiyya est la première et la plus grande poétesse du mysticisme soufi de l’islam. Elle est la fondatrice de l’école de l’amour divin en soufisme.

Née vers la fin du premier siècle de l’Hégire, elle a vécu à Bassorah, la ville du soufisme à cette époque, et serait morte selon certaines sources en 135 de l’Hégire et selon d’autres en 185. Elle était la quatrième fille d’Ismaïl al-Adawi, d’où le prénom qui lui fut donné. C’est dans une maison extrêmement pauvre qu’elle vit le jour, auprès d’un père dévot et d’une mère fervente croyante. On raconte que son père ne possédait même pas une goutte d’huile pour soulager son cordon ombilical ni un bout d’étoffe pour couvrir l’enfant. Il possédait une petite barque pour transporter les passagers, ce que Salah Stétié, auteur de Râbi’a de feu et de larmes, interprète symboliquement comme un héritage de médiation légué à sa fille sainte de l’islam (Wilaya), qui vouera sa vie entière pour l’amour de Dieu et le salut des autres. On raconte également que la veille de son accouchement, la mère de Râbi’a demanda à son père de quémander de l’huile pour allumer la lanterne, mais toutes les portes restèrent fermées devant le père dépité. L’homme revint et s’endormit à genoux, prostré. Dans son rêve, le prophète lui apparut et lui dit: "Ne sois point affligé, ton enfant sera une dévote, une sainte et des milliers de personnes prieront son intercession."

Photo extraite du film égyptien sur la biographie de Râbi’a Al Adawiyya.
Photo extraite du film égyptien sur la biographie de Râbi’a Al Adawiyya.

Quand Râbi’a eut dix ans, son père décéda et sa mère ne tarda pas à le suivre. Râbi’a et ses trois sœurs furent livrées à leur sort. Et comme un malheur ne vient jamais seul, Bassorah fut assaillie par la sécheresse et par toutes sortes de fléaux dont la famine. Râbi’a et sa fratrie, se sauvèrent de la ville et en route se perdirent. La future grande poétesse du soufisme musulman fut capturée par des brigands et vendue en tant qu’esclave contre six dirhams. Son maître était un commerçant malveillant et tyrannique. L’une des légendes colportées à son propos affirme qu’elle a été forcée de devenir chanteuse et de pratiquer la danse comme le faisaient les esclaves pour survivre. D’ailleurs le film égyptien de Neyazi Moustapha Râbi’a al-Adawiyya, porté à l’écran en 1963 avec Nabila Obeid et les monstres sacrés du cinéma arabe Farid Chawqi et Imad Hamdi, s’est fondé sur ce récit pour montrer une Râbi’a dotée d’une grande beauté physique, d’une voix d’or qui séduisait les hommes et qui animait les soirées de luxure des chefs nantis de Bessora. Dans ce film, c’est Oum Kouthoum qui interprète les poèmes de Râbi’a, mimée par la grande actrice égyptienne.

Râbi’a al-Adawiyya aurait vécu une vie dissolue avant de choisir délibérément l’ascétisme le plus rude, de désirer le calvaire inspiré par sa passion brûlante pour le Seigneur des mondes. Cela n’est pas sans rappeler l’hagiographie des saints chrétiens, notamment Saint-Augustin d’Hippone qui s’est noyé dans la concupiscence et la débauche avant sa conversion.

Pour Abdel Rahman Badawi, l’auteur de Râbi’a, martyre de l’amour divin, considérée comme l’œuvre de référence sur la vie de la sainte soufie, les historiens n’ont jamais su le vrai nom du père de Râbi’a et parmi les suppositions véhiculées, il se peut qu’elle ait été chrétienne, convertie plus tard à l’islam, car son mysticisme se focalise sur l’amour ardent de Dieu. Or, ce courant soufi est considéré comme innovateur en islam, a fortiori à ses débuts. Le professeur Abdel Rahman Badawi donne un certain crédit à la version du maître soufi Farid al-Din al-Attar, qui raconte les talents exceptionnels de la poétesse, comme le chant, la flûte, la beauté de l’apparence qui lui attiraient un nombre fou de prétendants, "malgré les dérives possibles de l’imagination féconde du biographe", nuance Badawi. Il pense que les extrêmes se rencontrent et il serait porté à croire qu’elle a dû se plonger dans l’ivresse des sens, avant de se repentir et de rechercher l’ivresse ou l’extase spirituelle et la fusion avec Dieu "Al-Fana’". Il est partisan du récit qui affirme que seul un esprit passionné est irrémédiablement jusqu’au-boutiste, seul un esprit passionné peut exécuter ce saut périlleux, franchir les pierres d’achoppement, brûler d’amour pour Dieu et s’épanouir dans une vie chaste, frugale, érémitique. On se souvient de la célèbre citation de Paul Valéry étayant ce discours: "Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les modérés."

Râbi’a a été fortement influencée par les leçons d’initiation au soufisme dispensées dans les temples musulmans de Bassora, notamment celles de Hassan Bâsri, et a dû rencontrer également le poète Riyah Ben Amro el-Qayssi, le grand soufi qui a découvert chez elle les bourgeons de la spiritualité soufie, qui ne demandaient qu’à éclore. Pourtant, tous ces éléments ne suffisent pas pour expliquer le bouleversement spirituel radical qui l’a secouée, selon le penseur Abdel Rahman Badawi. D’après lui, cela pourrait avoir débuté par une grande passion humaine déçue, qui s’est soldée par une fin tragique ou tumultueuse, ce qu’il l’a projetée vers l’Amour divin. Or le repentir chez Râbi’a ne se fait pas grâce aux efforts, mais par la grâce de Dieu: "Si nous demandons à Dieu pardon, encore faut-il solliciter son pardon pour l’insincérité de notre demande", ce qui implique des points de rencontre avec sainte Thérèse d’Avila et nous pousse à faire une brève lecture comparée entre la mystique chrétienne Thérèse d’Avila, docteure de l’Église, et la mystique musulmane soufie Râbi’a al-Adawiyya.

Dans leurs parcours respectifs, on distingue deux périodes charnières: la vie mondaine et les plaisirs, avant la conversion et le choix de la vie ascétique et l’offrande totale à Dieu. Sainte Thérèse dira dans Chemins de la perfection: "Qu’il est admirable de songer que Celui dont la grandeur emplirait mille mondes et beaucoup plus, s’enferme ainsi en nous qui sommes une si petite chose." Thérèse d’Avila, la patronne de l’Espagne et des écrivain.e.s, raconta ainsi son expérience mystique de la transverbération dans son autobiographie Le Livre de la vie, dans lequel elle sollicite la souffrance pour s’unir avec son bien-aimé, son fiancé divin: "Je vis un ange sous une forme corporelle… Je voyais dans ses mains, une lame d’or et, au bout, il semblait y avoir une flamme. Il me semblait l’enfoncer plusieurs fois dans mon cœur et atteindre mes entrailles: lorsqu’il la retirait, il me semblait les emporter avec lui et me laissait toute embrasée d’un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu’elle m’arrachait des soupirs et la suavité que me donnait cette très grande douleur était si excessive, qu’on ne pouvait que désirer qu’elle se poursuive et que l’âme ne se contente de moins que Dieu."

Râbi’a a vécu elle aussi de mortifications et de privations. Elle se retira dans le désert, ne s’alimentait pas, refusait tous les dons qui lui étaient offerts, recherchant la souffrance et le dépouillement le plus parfait par amour de Dieu. Elle avait érigé la douleur comme moyen de transcendance. Pour elle, le croyant qui s’unit à Dieu ou qui cherche le visage de Dieu ne peut sentir la douleur, car rien ne pourrait et ne devrait l’éloigner de Dieu. Sa démarche ressemble à celle de Sainte Thérèse d’Avila dont la fête est une solennité de l’Église et la devance même de dix siècles. Râbi’a insiste sur la dimension de beauté dans le bien, au point de se suffire du beau, traduit ses invocations et prières en poésie et remplace l’amour de Dieu par un mot plus intense et plus brûlant: la passion pour Dieu: "Tous se vouent à Ton adoration, car ils sont tous terrorisés par Ton enfer. Ce qu’ils pensent obtenir c’est le salut, qui est pour eux le seul garant de leur dû. Sur l’enfer et le paradis, moi je n’ai rien à formuler. Sinon, que simplement je dirai non, à tout ce qui prétendrait en moi, prendre la place de mon bien-aimé."

Salah Stétié, dans son livre Râbi’a de feu et de larmes dit: "Elle tremble! Aimer, semble-t-elle dire, c’est trembler. Trembler que l’aimé ne s’éloigne, trembler de le perdre de vue, trembler qu’une coupure n’advienne là où on peine si fort pour atteindre l’Unité." Salah Stétié, la désigne par "L’athlète de Dieu", et pense que le type d’attente qui monopolisait la poétesse et la flûtiste est inspiré par une grande passion: "Seule sait attendre si bien et si longuement la femme blessée d’amour et qui pressent mieux que l’homme qu’une forme intarissable de patience appartient en propre à l’acte d’aimer, lequel d’aucune façon ne pourrait se passer de la souffrance, son ombre portée."

Ainsi, accompagnée de sa viole, sa passion s’exprimera par des sanglots enflammés, ce qui n’a pas toujours été bien jugé par ceux et celles qui ne pouvaient pas comprendre les transes mystiques qui la secouaient. Par cela Râbi’a est une femme libre et très audacieuse avant l’heure, affranchie de toutes les idées préétablies, convaincue de la singularité de son expérience et déterminée à aller jusqu’au bout de son expérience spirituelle qui engage tout son être. Tous les biographes et les historiens du soufisme ne s’accordent pas sur ce scénario. Nombreux sont ceux qui préfèrent décrire Râbi’a comme une âme pure et dévote par transmission et par habitude, ayant vécu au sein d’une famille pieuse avant la mort de ses parents. Ils la voient comme un être toujours pur qui n’a jamais été souillé par la passion.

Concernant l’œuvre littéraire de Râbi’a al-Adawiyya, Salah Stétié la présente ainsi dans sa biographie: "L’œuvre de Râbi’a se limite à des poèmes, hélas peu nombreux, mais qu’on peut estimer exemplaires." Le grand prix de la francophonie de l’Académie française de 1995 a traduit l’héritage poétique de Râbi’a al-Adawiyya en français, composé principalement de poèmes sauvés et recueillis dans des compilations à travers les siècles au nombre de quatorze. Stétié ne prétend pas appréhender toute la complexité de la vie et de l’œuvre de Râbi’a, qui vécut nimbée de mystère. D’après lui, son livre est un traité pour éclaircir la voie de Râbi’a qui se présente comme une plongée contemplative et poétique.

Photo extraite du film égyptien sur la biographie de Râbi’a Al Adawiyya.

On raconte qu’une fois, alors qu’elle était assise devant la mer, toute pâle et triste, invoquant le Tout-Puissant, un maître soufi passant par-là voulut en savoir plus long sur son ardente passion. Sa réponse ne se fit pas attendre et elle déclama les plus beaux vers de la poésie soufie:

"Je T’aime de deux amours.
D’un amour de passion et d’un amour de haut mérite dont Tu es digne.
Par l’amour de passion, j’ai perdu le souvenir de n’importe quel aimé qui n’est pas Toi. Par l’Amour de mérite qui seul de Toi est digne? Que tombent Tes voiles et qu’enfin, je Te vois. Or, pour ces deux amours, je n’attends nulle louange. Pour l’un et pour l’autre que la louange aille à Toi."

Râbi’a priait pour le salut des autres. Elle ne priait pas pour son propre salut, en argumentant que cela se réduirait à des rapports d’intérêt. Elle a été une pionnière dans le développement de la spiritualité musulmane et dans sa tentative de se concentrer sur l’aspect transcendantal du Coran. D’après le livre de Abdel Rahman Badawi, elle n’acceptait pas l’interprétation littérale de certains versets du Coran concernant la dimension charnelle ou sensuelle de la description du paradis, ce qui lui valut beaucoup d’inimitié et l’accusation d’hétérodoxie par les plus orthodoxes. Badawi ajoute que cette école de la transcendance soufie va atteindre son acmé avec Abi Yazed al-Bastâmi. Un jour, Râbi’a courait avec un seau d’eau dans une main et dans l’autre un brandon enflammé. "Où vas-tu lui demandèrent ses disciples? ‘Avec l’eau, je veux éteindre les feux de l’enfer et avec le feu, je veux brûler le ciel. Ainsi Dieu, hors de toute crainte de l’enfer et de toute espérance, sera-t-il aimé, comme Il le mérite: pour Lui-même’."

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