Brefs et denses, les livres d’Erri De Luca traitent de sujets profonds. Grandeur nature n’échappe pas à la règle. Les difficultés de relation de l’écrivain avec son père, la complexité de leurs rapports, conduisent De Luca à s’interroger sur la paternité et la filiation, dont cet essai décline différentes formes.

Pères et fils : de la Genèse à l’histoire intime

Le titre du livre, emprunté au monde des arts, pourrait paraître énigmatique. Il trouve son explication à la fin de la préface.

Je suis resté fils de ce père mort à l’âge que j’ai aujourd’hui. Même si je peux mourir plus vieux que lui, je reste un fils. Je ne connais pas le degré profond de paternité qui produit le saut de génération. J’ignore sa grandeur nature.

L’auteur est fils, mais ce n’est pas un père : “Ma semence se dessèche avec moi, elle n’a pas trouvé de chemin pour devenir.” S’il ne s’épanouit pas dans la paternité, il a pourtant lui aussi planté de multiples graines, au sens propre d’abord, puis métaphorique, avec ses ouvrages. Car ce livre, dès les premières pages, questionne son activité d’écrivain, ses motivations. Pour lui, il s’agit moins d’écrire, que de commettre un livre “comme un délit”. D’ailleurs, il compare dans un autre chapitre l’apprentissage d’une langue à la plantation d’un petit arbre.
Marqué par le contexte judéo-chrétien, dans lequel il a grandi, lui qui a choisi d’apprendre l’hébreu pour lire la Bible dans le texte, l’auteur est hanté par les notions de culpabilité et de faute. Le prologue, d’ailleurs, se réfère à la Genèse et à la transgression perpétrée dans le jardin d’Éden, mais aussi à l’errance vers la Terre Promise, dans une religion qui érige Dieu en père. Lui-même se voit comme un fils prodigue, se séparant d’un père qui ne serait pas Dieu pour autant.

Le sacrifice d’Isaac

La réflexion d’Erri De Luca sur le sacrifice d’Isaac s’ouvre par la reproduction en couleurs du magnifique portrait de Chagall, peint en 1911, intitulé Le Père, qui la sous-tend. Cette figure sombre, aux yeux cerclés de rouge dans un visage pâle, se détache sur un fond vert de prairie, et de feuillages jaunes et roux. L’écrivain commente le style du passage biblique pour analyser la motivation d’Abraham, et tenter de comprendre cette manifestation d’obéissance à Dieu et la soumission d’Isaac. Le chapitre met en parallèle le récit biblique et la représentation que Chagall fait de son propre père, dont il s’est volontairement écarté. La révolte de Chagall ou d’Erri De Luca contre leurs pères s’oppose à l’acceptation d’Isaac, mais rappelle la rupture entre Abraham et son père.

Nous avons cru dépasser nos pères comme on, franchit un obstacle, une barrière. Je crois que nous avons réussi. Mais Isaac dépasse son père en se laissant attacher et dominer.

Le choix des termes ou des formules grammaticales de l’hébreu, que commente l’écrivain, côtoie ici les termes yiddish, associés à Chagall, qu’il glisse dans son propre texte.  À la réflexion sur la paternité s’associe celle sur l’exil. Un tableau du Caravage, Le Sacrifice d’Isaac, conclut le chapitre et donne, avec celui du peintre russe, un cadre à ce dernier.

Le tort du soldat

Un autre récit, qui occupe une place essentielle dans le livre, lui a été raconté par un traducteur de yiddish. Il a pour personnage principal une jeune femme hantée par un mensonge familial. Celui qu’on faisait passer pour son grand-père était en réalité son père biologique, un criminel de guerre nazi. Ici, la filiation s’apparente à une forme de contamination, puisque dans ses veines coule le sang de ce père, à la fois aimé et haï, et dont il lui est impossible de se séparer. En même temps, la question du sang rejoint celle des victimes des crimes paternels.

On dit : avoir du sang sur les mains. Les siennes sont propres, soignées. Le sang ne salit pas, il accuse au contraire.

La jeune femme revient au meurtre d’Abel, qui par la voix de son sang au sol, accuse Caïn. “Le sang a une voix, il crie, et l’assassin doit la faire taire.”
En contraste avec l’image de ce père criminel de guerre, la jeune femme évoque une figure de paix, celle d’un petit garçon sourd-muet, fils d’un pêcheur d’Ischia, qui lui avait appris à flotter allongée sur l’eau, et fait goûter des oursins frais pêchés. L’évocation de cet enfant revêt une dimension édénique, loin des horreurs du nazisme. Elle ne parvient pas à supprimer le conflit père / fille, dont le désaccord porte sur le “tort du soldat”, titre du récit. Pour le père, il réside dans le fait d’avoir perdu la guerre, pour la fille, dans l’extermination massive d’innocents. La fascination suscitée par cette histoire et son originalité résident aussi dans l’interprétation que le père, violemment antijuif, fait de la Kabbale, et de la dimension ironique qui s’y attache. Ce texte, aux allures de nouvelle, s’insère dans un récit-cadre, et permet à De Luca d’approfondir ses interrogations sur le motif paternité / filiation avec une complexité particulière.

D’autres chapitres, plus brefs, encadrent ces passages plus élaborés. L’un sur mai 1968, un autre sur un directeur d’orphelinat à Varsovie, composent une mosaïque de variations sur un même thème. À la fois intime et universel, le très beau texte d’Erri De Luca porte en lui une grande capacité d’émotion, qui résonne en nous. Plein d’une dimension poétique, il renvoie à la phrase que Nazim Hikmet écrivait dans sa dernière lettre à son fils : “La vie qui est en moi se disperse, elle se retrouvera en toi et dans mon peuple”, même si, contrairement au poète turc, De Luca, investi de son statut de fils, avoue qu’il ne sera jamais père, peut-être à cause de ces figures écrasantes qui l’ont précédé et ne cessent de l’obséder.

De Luca, Erri, Grandeur nature : récits, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 02/03/2023, 1 vol. (168 p.), 18€.

Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

Grandeur nature – Erri de Lucca

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